Dans le sable mouvant de la mémoire, avec le Mozambicain Mia Couto (2/2)
Publié le :
C’est dans la ville de Beira, sur la côte du Mozambique, que se déroule l’action du nouveau roman de Mia Couto, écrivain phare de son pays. Le Cartographe des absences raconte le retour au pays natal d’un poète vieillissant, en quête des fantômes de son passé. A travers un va-et-vient poétique et baroque entre le passé et le présent, le personnage reconstitue le puzzle de sa vie, remontant à l’origine des traumatismes qui l’ont structuré. Entre histoire et nostalgie.

« C’est l’histoire d’un journaliste et poète portugais, un homme ingénu à qui sont remises les preuves d’un massacre commis en 1973 au Mozambique par les troupes portugaises. Cet homme bon et ingénu était mon père. A cette époque, la guerre de libération nationale était aux portes de notre ville Beira. La folie a été la réponse dans certains quartiers blancs. (…) Ce roman est inspiré de personnes et d’épisodes réels. En d’autres termes, dans ce livre, ni les gens, ni les dates, ni les lieux n’ont aucune prétention que d’être de la fiction. »
C’est avec ces propos liminaires que s’ouvre Le Cartographe des absences, le nouveau roman de Mia Couto. Poète, conteur, Couto est un auteur prolifique, avec une dizaine de romans et plusieurs volumes de nouvelles à son actif. Son roman qui vient de sortir s’inspire de la vie de son père, racontée par un narrateur en grande partie autofictionnel.
La lutte anticoloniale
Poète célèbre, le narrateur-personnage du roman, Diogo Santiago a grandi au Mozambique, tout comme l’auteur. Il revient à Beira, sa ville natale, à l’occasion de la remise d’une distinction par une université locale. Mais c’est peut-être la quête du passé qui est la véritable raison de ce retour au pays. « C’est ici que mon enfance s’est déchirée… je viens réparer cette déchirure », confie-t-il à ses hôtes.
Le retour aux lieux d’enfance fait remonter à la surface les souvenirs du passé. Le narrateur n’a rien oublié des rapports de force entre blancs et noirs dans la société coloniale où il a grandi, ni la haine, ni les violences d’antan... La quête à corps perdu dans laquelle Diogo s’est lancé s’accélère lorsqu’une belle et jeune admiratrice, croisée lors d’une de ses conférences sur la poésie, lui transmet les archives de l’ancienne police politique coloniale. Ces documents concernent les activités subversives du père du narrateur, journaliste et poète à son tour, qui avait épousé la cause des Africains colonisés. Les rapports de police, mais aussi les lettres, les extraits de journaux intimes et des notations diverses qui constituent ces archives, structurent le roman.
Les années 1970 auxquelles ces archives font référence furent un tournant dans les colonies portugaises en Afrique, avec la montée en force des mouvements de guérilla. En février 1973, les guérilléros du Front de libération du Mozambique (Frelimo) firent dérailler à une centaine de kilomètres de Beira un train de passagers. En représailles à cette embuscade, de terribles atrocités furent perpétrées par l’armée coloniale contre les populations locales, notamment à Inhaminga, à quelques encablures de Beira. « S’il y avait un enfer sur terre, cet enfer était la ville d’Inhaminga », fait dire l’auteur à l’un de ses personnages.
Diogo se souvient d’avoir été témoin de ces atrocités. Âgé d’à peine de 10 ans, il était à Inhaminga où il avait accompagné son père. Celui-ci avait été missionné par le parti communiste portugais pour aller enquêter sur le massacre des civils, afin de dénoncer au monde la barbarie coloniale. Arrivé à destination dans la tiédeur du matin tropical, Diogo vit de ses propres yeux les cadavres de villageois abattus, entassés sur la place centrale du village. Ils étaient gardés par de jeunes soldats, eux-mêmes terrorisés par l’ampleur du mal qu’ils avaient commis, sur commande.
Souvent rangée dans la catégorie du réalisme magique et du fantastique, l’œuvre de Mia Couto est profondément enracinée dans le réel. « Toute fiction a ses origines dans le réel, affirme Mia Couto. C’est en revisitant Beira que j’ai appris qu’à Inhaminga, situé à quelques encablures de ma ville natale, l’armée portugaise avait perpétré le massacre le plus brutal de l’histoire coloniale. On l’a oublié, même ici au Mozambique parce que ces atrocités se sont déroulées à quelques mois de l’indépendance du pays. C’est ce qui explique que le massacre d’Inhaminga soit passé sous silence. Il y avait un consensus entre les jeunes militaires qui ont pris le pouvoir à Lisbonne à la suite du coup d’Etat du 25 avril 1974 et les guérilléros qui luttaient au Mozambique pour l’indépendance. Il m’a fallu descendre au plus profond de la mémoire collective pour imaginer l’ampleur de ce massacre ».
Un historien pas comme un autre
C’est à ce travail souterrain que fait référence le titre du roman, Le Cartographe des absences. Pour Mia Couto, si le romancier puise dans l’histoire le matériau de ses récits, il n’est pas un historien comme un autre. Avec l’imagination comme outil, il creuse dans le sable mouvant de la mémoire pour faire émerger les réalités cachées, comblant les trous dans l’histoire institutionnelle.
Le massacre d’Inhaminga fait partie de ces réalités cachées. Tout comme le suicide du couple interracial qui, il y a presque un demi-siècle, se jeta ensemble dans le fleuve Punguè, qui traverse la ville. « Le drame d’un amour subversif pouvait être plus subversif que mille pamphlets politiques », explique le narrateur à son admiratrice devenue amante, Liana Campos, sans savoir qu’elle était la fille de ce couple maudit de la légende et qu’elle est, comme lui, « en quête de son histoire ».
On aura compris, la quête des fantômes du passé est le véritable thème du Cartographe des absences. Aux côtés du père disparu et remémoré, dans les pas duquel le fils semble vouloir inscrire son devenir, apparaissent quelques figures de femmes, haut en couleur, exceptionnelles de courage et de dignité. La plus remarquable est sans doute Maniara, femme noire, hiératique, croisée dans les ténèbres d’Inhaminga. Elle est une Antigone noire, déterminée à accomplir les rituels célébrant les martyrs, revendiquant haut et fort son droit d’enterrer le les siens au nom de sa communauté.
Mia Couto le reconnaît volontiers. La construction des personnages est La construction des personnages est l’un de aspects fondamentaux de son travail romanesque. « Je construis mes romans de manière complètement chaotique, mais il me semble que tout commence pour moi, soutient-il, par le personnage,. Il ou elle prend possession de moi et me dicte son histoire. Le récit prend forme au fur et à mesure que les voix des personnages grandissent en moi. Pour autant, ne croyez pas que mes personnages vivent déconnectés de la réalité, en ignorant le monde extérieur. Les voix intérieures sont connectées à la diversité des vies et des voix qui caractérisent le monde mozambicain dans lequel mes personnages évoluent. Je me définis comme un traducteur de réalités et pas seulement comme écrivain. »
Enfin, avec des personnages de poètes et écrivains jouant un rôle de premier plan dans l’intrigue, on lira ce dernier opus de Mia Couto comme un roman éminemment littéraire. Ses personnages habitent poétiquement le monde. Le roman s’ouvre sur une leçon sur la poésie. « La poésie n’est pas un genre littéraire, c’est une langue antérieure à tous les mots », rappelle le narrateur aux auditeurs des conférences qu’il donne à Beira, alors qu’en dehors gronde la tempête qui s’apprête à dévaster la ville. Le roman se clôt sur une réflexion profonde sur les vertus « rédemptrices » de la littérature, qui en transformant la vie en histoire, l’absence en présence, les grave dans le marbre du temps.
Le Cartographe des absences, par Mia Couto. Traduit du portugais par Elisabeth Monteiro Rodrigues. Éditions Métailié, 347 pages, 22,80 euros.
►À lire aussi : Revisiter les ténèbres du Mozambique colonial, avec le lusophone Mia Couto (1/2)
NewsletterRecevez toute l'actualité internationale directement dans votre boite mail
Je m'abonne