Chemins d'écriture

Littérature: l’écriture ou la vie, selon Jean-Joseph Rabearivelo (2/2)

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Jean-Joseph Rabearivelo est le plus grand poète de Madagascar. Dans cette seconde partie de la chronique « Chemins d’écriture » consacrée à la biographie de cet écrivain et poète que publie la chercheuse Claire Riffard, il sera question de l’œuvre protéïforme de Rabearivelo, de sa genèse, sa réception et sa modernité.

Jean-Joseph Rabearivelo (1903-1937), l'enfant terrible des lettres malgaches.
Jean-Joseph Rabearivelo (1903-1937), l'enfant terrible des lettres malgaches. © Musée de la photo de Madagascar - Famille Ramilijaona-Ramelina
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Le grand mérite du récit biographique de Jean-Joseph Rabearivelo par Claire Riffard est d’avoir su rappeler non sans brio que l’écriture et la vie ne faisaient qu’une chez ce poète passionné du verbe et de l’imaginaire. Vivant dans la période la plus âpre de la colonisation française de la Grande Île, cet homme né en 1903 et issu de la noblesse merina (1) déclassée, avait trouvé dans l’écriture les moyens de donner sens à sa vie vidée de ses repères par le déclin social. « Rabearivelo ne vécut en définitive que pour la poésie », dira de lui Senghor qui le découvrit dans les années 1930-1940 et contribua au rayonnement de son œuvre.

Disparu dans des circonstances tragiques, à l’âge précoce de 34 ans, Rabearivelo fut un auteur prolifique, avec une production estimée à environ 10 000 feuillets, selon sa biographe. Jusqu’à encore récemment, seule une toute petite partie de cette œuvre a été accessible au grand public, soit moins de la moitié. Le reste, dont les journaux intimes désignés sous le nom de Calepins bleus, est longtemps resté enseveli dans des archives familiales des Rabearivelo, puis transmis au début du siècle à une équipe de chercheurs du Centre national de recherche scientifique (CNRS), spécialisés dans le travail de sauvegarde et de valorisation des manuscrits francophones. C’est à ces chercheurs que nous devons les œuvres complètes du poète, parues en deux volumes, en 2008 et 2010 respectivement.

Une œuvre protéiforme

Autodidacte, fasciné par la poésie française, mais habité par les images et les rythmes de la poésie traditionnelle malgache, Rabearivelo a publié ses premiers poèmes en vers français en 1921 et son premier recueil, La Coupe des cendres, en 1924, à Antananarivo. Ces premiers vers montrent déjà une grande maîtrise de la prosodie française, même s’ils sentent encore l’imitation des maîtres parnassiens et romantiques du poète. Suivront d’autres recueils, avec pour titres Sylves (1927) et Volumes (1928), aux thématiques qui vont de la nature au pays natal et l’exil, en passant par l’amour, l’oubli et la mort. L’auteur se définissait lui-même comme un poète « post-symboliste », mais son originalité consistait à écrire à la fois en malgache et en français. Parallèlement il a traduit, pour des revues françaises, des textes traditionnels malgaches.

« C’est une œuvre bilingue et protéïforme, celle de Jean-Joseph Rabearivelo », rappelle Claire Riffard. Et la biographe d'ajouter : « Rabearivelo est également un romancier. Il a écrit deux romans historiques : L’Interférence et L’Aube rouge, le dernier n’ayant pas été publié de son vivant. Rabearivelo est également dramaturge. Il a écrit plusieurs pièces de théâtre sur commande. Ce qui est intéressant de souligner, c’est que ce sont des pièces bilingues. Je crois que Rabearivelo a voulu rendre hommage à son pays. Et ce pays à l’époque était un pays clivé par la colonisation, mais c’était un pays qui avait une immense culture dont, lui, était un héritier. Et Rabearivelo, je crois, voulait faire entendre un pays complexe, un pays fait d’une culture malgache profondément ancrée en lui et un pays aussi irrigué par des apports extérieurs, parfois imposés, parfois désirés. Cette ambiguïté est le moteur de son écriture. »

L’ambiguïté comme source et ressort de la poésie du barde malgache avait déjà été soulignée par Senghor qui était surtout familier de l’œuvre de maturité du poète, notamment ses trois recueils les plus connus : Presque-songes (1934), Traduit de la nuit (1935) et Vieilles chansons des Pays d’Imérina (1967).

Admirateur de l’œuvre du poète malgache, Senghor publiera en 1948 plusieurs de ses poèmes dans son célèbre Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, fondatrice de la littérature africaine francophone. Dans sa présentation, le chef de file de la négritude s’émerveillait de la fraîcheur et de l’harmonie qui se dégageaient des vers de son aîné et célébrait leur « spontanéité de l’émotion ». « Rabearivelo sait voir et sentir le monde sensible », écrivait Senghor. Il sait surtout, par-delà les apparences, saisir et traduire le rythme de leur vie profonde. »

Au carrefour des mondes et des influences

Si les mots de Senghor ont, certes, contribué à faire connaître Rabearivelo à travers le monde francophone, ce serait faire fausse route de réduire cette poésie éminemment sophistiquée et élégante à « des jaillissantes sources de l’Imérina », comme le propose Senghor dans son Anthologie.

La nouveauté de la belle biographie de Claire Riffard est d’avoir arraché l’œuvre de Rabearivelo au folklore du terroir pour la situer de plain-pied dans la modernité, au carrefour des mondes et d’influences où Baudelaire et Paul Valéry cohabitent avec les Noirs américains en qui le poète malgache se reconnaissait plus que dans la démarche identitaire et d’enracinement à la négritude.

« La question de la négritude à Madagascar ne se posait pas du tout dans les mêmes termes qu’à Paris en 1935, souligne Claire Riffard. Rabearivelo a réfléchi à la position de l’intellectuel extra-européen. Il utilisait d’autres mots que ceux de la négritude. L’une des découvertes de l’enquête menée sur Rabearivelo ces dernières années a été de mettre au jour ses liens avec les poètes de la ‘’ Harlem-Renaissance’’ et tout le mouvement des États Unis qui valorisait le New Negro, le nouveau nègre. On a retrouvé les lettres échangées entre Rabearivelo et Claude McKay, l’auteur de Banjo. Ces lettres montrent une grande affection, une amitié réelle entre les deux écrivains. Rabearivelo se retrouve, sorti de cette relation binaire entre la colonie et la France coloniale, il se retrouve intégré, invité dans un réseau beaucoup plus large qui est celui des intellectuels noirs de son époque. Et c’est une piste qui est fascinante pour repenser les réseaux intellectuels de cette époque qui ne sont pas binaires, qui traversent l’Atlantique et pas seulement la Méditerranée. »

« La fascination pour l’an-dafy »

Ce cosmopolitisme intellectuel que Rabearivelo avait choisi pour se définir est illustré par les amitiés épistolaires du poète. Sa biographie s’attarde longuement sur les échanges que l’auteur malgache a entretenus avec des écrivains et intellectuels du monde entier, du Guyanais René Maran au Français Paul Valéry, en passant par l’Américain Claude McKay, l'écrivaine franco-japonaise Kikou Yamata, le Mauricien Robert-Edouard Hart, le Mexicain Alphonso Reyes et l’Algérien Jean Amrouche, pour ne citer que ceux-là.

À l’étroit dans le Antananarivo sous la colonisation, le poète vivait intensément « la fascination pour l’an-dafy, l’outre-mer », écrit Riffard. Il se nourrissait intellectuellement et esthétiquement des retours de courriers de ses pairs lointains. Leurs réponses remplaçaient d’une certaine façon la reconnaissance qu’il ne recevra jamais de la part de l’administration coloniale. Proche des milieux coloniaux au sein desquels il comptait malgré tout quelques amis, Rabearivelo croyait à la promesse d’assimilation, mais il sera amèrement déçu..  

« Rabearivelo n’a jamais quitté Madagascar, raconte Claire Riffard. Il a demandé au gouverneur-général, Léon Cayla, de pouvoir accompagner la délégation malgache à l’exposition des Arts et techniques de 1937 à Paris, mais il a essuyé un refus qui l’a profondément blessé et dont on pense qu’il est avec d’autres faits à l’origine de son désespoir profond en 1937 qui le conduira au suicide. La société coloniale de Tananarive était consciente que la mise en valeur d’un intellectuel de la stature de Rabearivelo qui réfléchissait sur sa position d’intellectuel colonisé représentait un danger pour la politique coloniale et le gouverneur général l’avait bien compris. »

Aussi, ce dernier préféra-t-il envoyer à l’Exposition coloniale des tisserands, des cordonniers, des vanniers plutôt que des intellectuels critiques de sa politique coloniale. Au grand désespoir du poète et théoricien de la nouvelle poésie malgache qu’était Rabearivelo et qui rêvait tant de découvrir la France, sa patrie spirituelle. Déprimé, déçu, confronté à des drames familiaux et croulant sous des dettes, le plus grand poète de Madagascar mettra fin à ses jours le 22 juin 1937, en avalant du poison. Sans omettre de raconter par le menu dans son journal intime l’emprise progressive de la mort.

« J’embrasse l’album familial. J’envoie un baiser aux livres de Baudelaire… il est 15h02. Je vais boire… c’est bu… je suffoque… »  

Jean-Joseph Rabearivelo, une biographie, par Claire Riffard. Collection « Planète libre », CNRS éditions. 366 pages, 28 euros.

(1) Qualificatif à partir de « Merinas”, peuple issu des hautes terres centrales de Madagascar

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