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Littérature: la romancière rwandaise Dominique Celis raconte la société post-génocide

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Ainsi pleurent les hommes est le premier roman de la Belgo-Rwandaise Dominique Celis, paru l’année dernière. Un récit épistolaire, éminemment sensible et puissant, qui remet la tragédie rwandaise sur le tapis à travers la passion charnelle de ses personnages et leur résistance contre la fatalité du passé. Elle est l’invitée de Chemins d’écriture

Dominique Celis.
Dominique Celis. © Naomi Cousins
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Kigali 2018. Erika et Vincent sont deux survivants du génocide tutsi. Ils s’aiment éperdument, mais leurs amours dérivent car le duo est hanté par l’irrépressible souvenir de l’extermination des leurs. Peut-on encore aimer après un génocide ? Telle est la question qui taraude les pages de ce roman coup de poing.

RFI : Dominique Celis, Ainsi pleurent nos hommes est votre premier roman, un roman d’amour. Mais l’amour est-il encore possible au Rwanda, après le génocide ?

Dominique Celis : C’est exactement la question que je me pose. Je vis au Rwanda. Je fais partie de la société, mais je suis dedans. Et il y a deux choses qui m’interpellent. D’abord, de voir comment l’histoire collective impacte l’histoire individuelle. Au Rwanda, nous vivons dans une société où au moins deux millions de personnes ont été traduites devant la justice pour avoir participé au génocide. Comme vous le savez, la majorité, à un moment, décidait d’exterminer une petite partie de la population. Dans cette majorité, tout le monde n’a pas tué bien sûr. Comment on vit ça au quotidien ? Avant d’arriver au Rwanda, je le sais intellectuellement. Je sais que je rencontrerai des assassins qui ont purgé leur peine. On rencontre des assassins en liberté parce que des rescapés n’ont pas osé les dénoncer, notamment les femmes qui ont été violées. Je sais ça, mais quand j’arrive au Rwanda, je vois ça concrètement. Je le sens dans mon corps. Je suis amenée à voir des situations qui concernent nos propres familles. Il y a donc cet aspect-là où vous ne pouvez pas échapper aux crimes quelque part. Et en plus, même si les protagonistes ne sont pas là, les paysages n’ont pas changé.

Évidemment, la colline n’a pas disparu. Quand vous êtes au Rwanda, vous êtes dans ce que j’appelle la « transaction histoire collective/histoires individuelles ». Ça, c’est le premier élément. Et le deuxième élément qui m’interpelle solidement, c’est qu’il y a un discours général sur l’amour. Quand je dis général, c’est aussi bien de la part des hommes que de la part des femmes. Il y a un discours général sur l’amour qui est extrêmement amer, qui est extrêmement dur, voire violent dans le discours. Adorno demandait après la Shoah s’il était encore possible d’écrire la poésie. Moi, sur la base de ces deux éléments, je me pose la question de l’amour et donc je vais imaginer un dispositif littéraire. Le dispositif littéraire que j’imagine, c’est une histoire d’amour. Pourquoi une histoire d’amour ? Parce que c’est l’espace, sans mauvais jeu de mots, dans lequel on est le plus à nu. Et je vais créer mon couple et leur donner à chacun une identité, une expérience de vie et je vais tester ma question.

Pour finir, moi, ce qui m’importait, c’était tout à fait à l’inverse de la démarche philosophique et académique. Je ne voulais pas simplement comprendre. Je voulais essayer de sentir. C’est quoi d’être un homme qui, à 10 ans, a perdu sa famille et s’engage au front ? Comment un homme qui a la trajectoire personnelle de Vincent, qui a une éducation spécifique sur la virilité, comment est-ce qu’il fait ? Comment est-ce qu’on est une femme quand on a des tantes qui ont été violées, comment est-ce que soi-même, en tant que femme, on vit sa sexualité ? C’est une question qui reste vraie aujourd’hui. C’était ça ma démarche.

Ainsi pleurent nos hommes est votre second livre en réalité sur la tragédie rwandaise. Il y a eu d’abord Gêneurs de survivants. Un essai ?

C’est plus une réflexion citoyenne argumentée qu’un essai au sens académique strict. La question que je me posais dans ce texte, c’était à quoi renvoie l’image du rescapé d’un génocide. C’est un livre d’une centaine de pages. Alors, j’anticipe peut-être une question : qu’est-ce qui fait que je suis passée au roman ? Je n’osais pas m'attaquer au roman par manque de confiance. Manque de confiance en ma capacité à le faire et aussi parce que j’avais peur de revisiter des émotions trop difficiles. Je m’y suis mise parce que c’était plus fort que moi et j’ai traversé toutes les obscurités.

Pour écrire une fiction sur le génocide, il fallait sûrement être sur place. Est-ce pour cette raison que vous êtes revenue vivre au Rwanda, Dominique Celis ?

Je vis au Rwanda depuis dix ans. Je suis née au Burundi. Ma mère est Rwandaise. Elle était réfugiée. Mon père est belge. Il se trouvait au Burundi parce qu’il était objecteur de conscience et c’est comme ça que mes deux parents se sont rencontrés. Nous avons vécu une partie de l’enfance au Rwanda et au Congo-Zaïre [actuelle RDC, NDLR]. Ensuite, nous sommes allés, ma sœur et moi, en Belgique pour nos études supérieures. J’ai fait mes études en Belgique. J’aspirais à retourner au Rwanda, mais ce n’était ni du goût de ma mère, ni de mon amoureux. Je suis revenue au Rwanda. L’appel du pays était plus fort.

Il y a beaucoup de similitude entre vos deux parcours, le parcours de votre protagoniste et votre parcours personnel.

Le personnage d’Erika, qui rentre au pays. J'ai construit ce personnage parce que je voulais montrer la différence qu’il y avait à être pris dans cette histoire de persécution depuis sa naissance et d’avoir eu un parent non-rwandais qui a grandi en partie ailleurs. Ce qui correspond en effet à ma biographie à moi. Au niveau du fond, ça ne correspond pas à mon vécu. Maintenant, dans ce qu’on peut écrire, il y a des choses qui peuvent nous échapper – à l’insu de notre plein gré, j’ai envie de dire – mais, ce n’est pas l’histoire de ma famille. Ce n’est pas mon histoire. C’est de la pure fiction.  

Vous aimez rappeler que vous n’êtes pas une survivante. Alors qu’est-ce qui vous a conduite à écrire sur le génocide au Rwanda ?

Je ne suis pas une survivante. En 1994, j’étudiais en Belgique où vivaient mes deux parents, dont ma maman rwandaise. Si je peux faire une phrase un peu bizarre : depuis que je connais ma mère, nous sommes dans cette histoire. Ma mère est une réfugiée. Elle a 78 ans. Elle a encore peur de tout ça. Une peur viscérale de l’ordre de la panique. On a grandi dans cette histoire, une histoire d’exils, une histoire de violences, une histoire de deuils. Son père a été lynché devant elle. Cela ne faisait pas partie des discussions qu’on avait à table, mais justement le silence sur cette histoire nous a aussi constituées.

Ainsi pleurent nos hommes est un récit épistolaire dont l’action se déroule aujourd'hui trente ans après les événements.

L’action se passe en 2018. Ce qui m’intéresse, c’est la société post-génocide parce que s’agissant de l’exécution du génocide, les historiens ont fait leur travail. Tout est là. Ce qui m’intéresse, c’est plutôt de voir comment on voit ça maintenant, comment on deale avec tout ça et c’est très compliqué.

Qu’est-ce qui a été compliqué ?

Ce qui a été difficile pour moi, c’était d’écrire le vide, le silence, l’absence. Comment rendre le fait que nous vivons tous ici avec les partitions que les gens ont vécues. Pour être claire, que vous soyez bourreau ou issu de famille de bourreaux, ce n’est pas la même chose. Survivant ou issu de familles de survivants, tout le monde est habité par la dévastation. Comment écrit-on la dévastation ? Parce que la spécificité du génocide, c’est que c’est une destruction sans raison. C’est ça qui fait que la reconstruction est difficile quand quelqu’un qui a été « génocidé », a été « génocidé » pour rien, avec un raffinement dans la cruauté. Et pour moi, c’est cela qui était difficile d’écrire. Le personnage de Vincent est habité par la perte, par le vide. Le personnage d’Erika, elle, est habitée par l’absence de sa famille maternelle et c’est cette absence qui la constitue. C’était cela que j’avais du mal à écrire. C’était difficile.

 

Ainsi pleurent nos hommes, par Dominique Celis. Éditions Philippe Rey. 287 pages, 20 euros.

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