Aux origines de la littérature algérienne: cinq questions à Hervé Sanson
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Hervé Sanson est spécialiste des littératures du Maghreb. Il raconte les conditions d’émergence de la littérature algérienne francophone dans les années 1950, alors que le pays plongeait dans une guerre de libération brutale. Frayant leur chemin entre militantisme et impératif esthétique, la première génération de romanciers et poètes algériens a fondé une littérature moderne et inventive dans sa forme et proche dans ses thématiques des misères, et des aspirations de leur peuple. Entretien. (Rediffusion)

RFI : La littérature algérienne est l’une des littératures les plus dynamiques du champ francophone. De quand datent les premiers grands romans algériens ?
Hervé Sanson : Tout au début des années 1950, avant le déclenchement de la Toussaint rouge, le 1er novembre 1954, il y a déjà les premiers grands textes de la littérature algérienne francophone qui paraissent et qui traitent du système inique de la colonisation, qui dénoncent les injustices dues à ce système colonial et la prise de conscience grandissante chez les Algériens du sentiment d'injustice et donc de la nécessité d'y remédier. Ce sentiment national qui grandit est un prélude, effectivement, à plus tard, les différents romans qui traiteront directement de la guerre de libération.
Je pense à Mohammed Dib avec La Grande maison et sa trilogie Algérie. La Grande Maison paraît en 1952, L’incendie en 1954, qui sont une dénonciation du système colonial et de toutes ses injustices et de la ségrégation, une forme de ségrégation et en tout cas les inégalités qui régnaient entre les deux communautés qui vivaient alors en Algérie. Et ces romans sont un prélude ensuite à des romans plus « engagés », qui vont traiter de l'étape suivante, à savoir la guerre de libération nationale.
Comme Nedjma, roman éponyme sous la plume d’un jeune inconnu nommé Kateb Yacine.
La parution de Nedjma est une date fondamentale en 1956. Nedjma, qui ne traite pas directement de la guerre de libération nationale puisqu'en fait le sujet de Nedjma, ce sont les manifestations du 8 mai 1945 et la répression qui a suivi. Aujourd'hui, un certain nombre d’historiens font commencer la guerre d'Algérie au 8 mai 1945, puisque cette date représente pour les Algériens un moment fondateur de la prise de conscience nationale et du fait qu'il n'y a plus rien à attendre du système colonial. Nedjma, c’est cette thématique-là. Avec évidemment ce personnage fascinant, Nedjma, qui à la fois tel un aimant fascine, captive les protagonistes masculins - les quatre cousins qui sont les héros principaux de ce roman - et à la fois qui est dans une forme d'échappée qu'on n'arrive jamais à atteindre, et qui fuit perpétuellement. Ce personnage a fasciné des générations de lecteurs algériens et non algériens, et cela explique en partie ce magnétisme de ce roman qui a vraiment marqué dans la littérature algérienne francophone.
Il faut citer aussi Assia Djebar, l’une des rares femmes à l’époque à prendre la plume. Elle publie en 1957, à 18 ans, son premier roman La Soif qui lui vaut d’être comparée à Françoise Sagan. Ces jeunes auteures font preuve d’une grande maturité littéraire étonnante. Leurs romans ne sont pas de vulgaires pamphlets. Quelles en sont les principales caractéristiques ?
Évidemment, ce qui marque ces différents auteurs, c’est ce qu'on pourrait appeler une forte poéticité. Un travail sur la langue, sur le rythme, sur la phrase. Il faut rappeler que Kateb, comme Dib aussi, se présentaient d’abord comme des poètes. Dib l’a dit jusqu'à la fin. Alors qu’on le connaît d’abord comme romancier : « Je suis essentiellement un poète » et Kateb Yacine était aussi un poète et donc cette poéticité de la langue est un des critères majeurs de cette littérature.
Aragon l’a dit quand il a fait la préface du premier recueil de poèmes de Dib, Ombres gardiennes : « Cet homme écrit dans ma langue, c’est étrange, je comprends tous les mots et en même temps, ce n'est pas du français de France. Je ressens une étrangeté dans ce qui est écrit. Je sens un accent étranger. » Et effectivement, sous le français d’écriture, court en creux ou bien la langue maternelle arabe ou bien la langue maternelle kabyle. Et cette étrangeté d’accent est aussi un des paramètres essentiels de cette littérature francophone.
Cette francophonie algérienne ne va pas de soi. N’est-ce pas paradoxal de vouloir combattre le colonialisme dans la langue du colon ?
Le paradoxe n’est qu’apparent. Pourquoi écrire dans la langue du colonisateur pour dénoncer le système colonial. Plusieurs raisons : premièrement, il faut rappeler que ces auteurs ont été éduqués en langue française. Ils ont été à l’école française et finalement, s’ils n’avaient pas écrit en français, ils n’auraient pas écrit. Plusieurs de cette génération l’ont dit : la langue qu’ils maîtrisaient le plus, c’était le français. Donc, la question ne se pose même pas quand on demandait inlassablement à ces écrivains qui finissaient par être un petit peu lassés : « Mais pourquoi écrivez-vous en français ? Je ne peux qu’écrire en français et je vous rappelle qu’il y a eu un phénomène qui s'est appelé l’occupation, la colonisation française de l'Algérie pendant 132 ans. C'est ce qui explique que j'écrive en français. »
Mais mis à part cela, on a beaucoup cité la formule de Kateb Yacine, peut-être trop, mais formule percutante. « Le français est notre butin de guerre. » Les Algériens ont vécu, subi la colonisation française pendant 132 ans et au moment de l'indépendance, cette culture pour au moins une grande part d'entre eux ils l’avaient ingérée. Ils l’avaient assimilée et au nom de quoi auraient-ils dû s’en débarrasser, la sacrifier parce qu’ils accédaient à l’indépendance ? Cette langue et cette culture françaises étaient aussi un accès à la modernité, une langue de grande culture et quand même un accès à la modernité dont les Algériens auraient eu tort de se priver. En tout cas, c'est ainsi qu'un grand nombre d’écrivains algériens ont ressenti les choses et les auteurs comme Mouloud Mammeri ou Dib ne se sont jamais fait un problème, un dilemme d’écrire en français.
S’il ne fallait retenir que trois romans sur la guerre d’Algérie, quelle sera votre sélection, Hervé Sanson ?
Évidemment Mohammed Dib, encore une fois, qui est le premier avec Un Été africain en 1959, alors que la guerre n’est pas terminée, à évoquer directement ce combat pour l'indépendance. Je pense évidemment à Mouloud Mammeri avec L’Opium et le bâton (1965). On est dans cette complexité, précisément de l'engagement du combat pour l'indépendance. Mais j'ai envie d'ajouter malgré tout un troisième auteur, parce qu’il faut quand même citer une autrice, et pas rester dans un cercle exclusivement masculin. J’ai envie de citer Assia Djebar avec La Femme sans sépulture, qui est beaucoup plus récent, qui date de 2002, dans lequel elle revient sur le rôle des moudjahida, de ces combattantes de la guerre de libération qui ont été reléguées après 1962 dans la sphère privée, domestique et qui ont été en quelque sorte quelque peu dépossédées de leur participation à cette histoire.
Hervé Sanson est docteur ès lettres, chercheur associé à l'ITEM (CNRS), spécialiste des littératures francophones du Maghreb. À lire, son récent article sur le sujet évoqué dans cet entretien : « Un jeu dynamique avec la perte (Bleu blanc vert de Maïssa Bey et Écorces de Hajar Bali) », in Mémoires en jeu, n° spécial 15-16, hiver 2021-2022, dirigé par Catherine Brun, Sébastien Ledoux et Philippe Mesnard, p. 147-151.
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