Chemins d'écriture

Dans la compagnie des sœurs Nardal, les oubliées de la négritude

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Les Sœurs Nardal : À l’avant-garde de la cause noire « vient réparer une des plus grandes injustices dans l’histoire de la négritude, présentée souvent comme une affaire d’hommes », écrit Alain Mabanckou dans sa préface à l’ouvrage signé par la journaliste Léa-Mormin-Chauvac. Qui étaient les sœurs Nardal ? Quel rôle ont-elles joué dans l’avènement de la négritude qui fut le ferment de la révolution anti-coloniale en Afrique ?

Biographie des sœurs Nardal, signée Léa Mormin-Chauvac.
Biographie des sœurs Nardal, signée Léa Mormin-Chauvac. © Autrement
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RFI: Malgré vos racines martiniquaises, vous ne connaissiez pas les sœurs Nardal avant d’écrire ce livre.

Léa Mormin-Chauvac : En fait, quand je travaillais dans les pages « Idées » pour Libération, je suis tombée sur l’annonce de parution d’une biographie de Paulette Nardal. Pour moi, Paulette Nardal n’évoquait pas du tout une femme de lettres. C’était le nom d’un arrêt de bus au centre de Fort-de-France. Je me suis dit : « Comment je peux ne pas les connaître ! » J’ai commencé à travailler sur les mémoires de Paulette Nardal [Fiertés de femme noire. Entretiens/Mémoires de Paulette Nardal, 2019, NDLR] J’ai fait un article pour Libération, qui a entraîné quatre années de recherches jusqu’à l’écriture de ce livre. J’ai aussi coécrit le documentaire réalisé par Marie-Christine Gambart. Il nous a vraiment aidé à amorcer la mise en lumière, à une échelle plus importante, sur les sœurs Nardal.

Léa Morman-Chauvac est journaliste indépendante et l'auteur d'une nouvelle biographie des sœurs Nardal.
Léa Morman-Chauvac est journaliste indépendante et l'auteur d'une nouvelle biographie des sœurs Nardal. © Flammarion

Qui étaient les sœurs Nardal ?

Elles sont sept, issues d’un milieu privilégié de Fort-de-France. Mon travail porte particulièrement sur l’aînée, Paulette, et sur Jane, qui vient plus tard dans la fratrie et la cadette Andrée qui est décédée prématurément. Elles étudient à Paris dans les années 1920. Elles fréquentent le « Paris noir ». Elles fréquentent des intellectuels africains, des intellectuels afro-américains. Elles les reçoivent chez elles, à Clamart, en banlieue parisienne. Et elles aident à ce que les idées circulent. Elles parlent anglais, traduisent, mettent en relation, fondent une revue bilingue Revue du monde noir. Et c’est sans doute grâce à cette revue que, plus tard, la négritude va éclore.

Comment ces bourgeoises martiniquaises du début du XXe siècle, nourries des valeurs de la société coloniale, sont-elles devenues des pasionarias de la cause noire ?

C’est Paulette Nardal, l’aînée, qui dit ça : « Moi, je n’étais qu’une bourgeoise martiniquaise et c’est en arrivant à Paris que je me suis rendu compte de ma différence. » Il va falloir qu’elles arrivent à Paris et qu’elles rencontrent des Africains, des Afro-américains et d’autres Caribéens pour se rendre compte qu’elles vivent une expérience commune de la discrimination, de la colonisation, de l’esclavage, mais aussi qu’elles ont une grande fierté à être noires parce que leur culture est productrice de choses aussi intéressantes que la culture blanche occidentale : les negro-spirituals, la revue de Josephine Baker, les arts comme ceux de la sculptrice Augusta Savage, mais aussi la biguine qui est mise en avant au Bal Blomet, cette biguine martiniquaise, et tout un pan comme ça de culture noire dont elles vont pouvoir se faire étendard.

Surtout dans le salon littéraire qu’elles tiennent à Paris, dans leur appartement de Clamart, dans les années 1920-30. Qui fréquentaient ce salon ?

C’était un salon qui avait lieu tous les dimanches après-midi. René Maran, le premier prix Goncourt noir, lui reçoit le vendredi et Paulette et ses sœurs reçoivent le dimanche. On débat, on échange des livres, on échange des idées. Le salon est fréquenté par des écrivains de la Harlem-Renaissance, des Africains, des Afro-Américains et d’autres Caribéens. Jean Price Mars fréquente le salon. Léon Sajous, qui est un médecin haïtien, on trouve Félix Eboué, On sait que Senghor est venu, il aimait bien. Césaire beaucoup moins.

Il n’appréciait pas non plus la Revue du monde noir fondée par Paulette Nardal qu’il estimait ringarde et superficielle. Que reprochait-il à cette revue ?

Le problème de la Revue du monde noir, selon ses détracteurs, il y a comme une forme de tiédeur politique. La nouvelle génération surréaliste et communiste fustige la bourgeoisie martiniquaise, pétrie de culture blanche, qui veut absolument se montrer égale et du coup est ridicule. Paulette Nardal, elle est fascinée par l’Exposition coloniale de 1931. Elle trouve que c’est vraiment une mise en avant de sa culture. On rappelle que Senghor, lui, parcourt les allées. Il est quand même très songeur et on rappelle aussi que les communistes montent la contre-exposition parce que cette exposition coloniale ne s’arrête pas notamment sur les morts de la ligne Congo dont on connaît déjà l’enfer parce qu’André Gide a déjà écrit Voyage au Congo. Donc, c’est ça qui est un peu paradoxal : tous ces gens fédérés autour de Paulette Nardal qui s’attèlent à revendiquer leur fierté, leur égalité avec les Blancs, continuent de justifier l’œuvre coloniale.

C’est tout l’intérêt de votre essai, qui est de montrer comment cette bourgeoisie a tout de même préparé le terrain pour la prise de conscience qu’incarnera Césaire lorsque sous sa plume apparaît pour la première fois en 1935 le mot « négritude ».

En fait, les sœurs Nardal, elles ont été des médiatrices. Elles ont fait en sorte que des personnes se rencontrent. Elles les ont aidées parce qu’elles ont traduit des choses. Elles traduisent notamment Marcus Garvey. Elles traduisent Alan Locke. Vraiment, elles aident à la rencontre. Le travail qu’elles mènent, de fédérer des personnes, de les faire se rencontrer, et de les aider à échanger, ça permet plus tard à la négritude d’éclore. Elles fournissent des armes intellectuelles, des armes matérielles. C’est très important aussi.

Les sœurs Nardal : À l’avant-garde de la cause noire, par Léa Mormin-Chauvac. Éditions Autrement, 21 euros, 186 pages.

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