Chemins d'écriture

Voguer entre enfer et paradis dans l’Afrique précoloniale, avec Abdulrazak Gurnah

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Originaire de Zanzibar, le Britannique Abdulrazak Gurnah est le prix Nobel de littérature 2021. Il est l’auteur d’une dizaine de romans, des volumes de nouvelles et d’essais littéraires. L’écrivain était récemment à Paris à l’occasion de la réédition de ses trois romans traduits en français : Paradis, Adieu Zanzibar et Près de la mer qui avait été primé en 2007 par le prix RFI-Témoins du monde. Rencontre.

Remise de Prix Nobel de littérature au romancier britannique d'originie zanzibarite Abulrazak Gurnah. Le jury suédois a salué son « analyse pénétrante et sans concessions des effets du colonialisme ». Gurnah est l'auteur d'une dizaine de romans, de volumes de nouvelles et d'essais. 
Remise de Prix Nobel de littérature au romancier britannique d'originie zanzibarite Abulrazak Gurnah. Le jury suédois a salué son « analyse pénétrante et sans concessions des effets du colonialisme ». Gurnah est l'auteur d'une dizaine de romans, de volumes de nouvelles et d'essais.  © AP/Matt Dunham
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Réédités en français par l'éditeur parisien Denoël et d’ailleurs, Paradis, Adieu Zanzibar, Près de la mer, sont trois romans de maturité du prix Nobel zanzibarite. Ils donnent à lire une écriture subtile et évocatrice où se mêlent l’art du conteur né qu’est Gurnah et la narration tout en plis et replis empruntés aux grands maîtres des lettres anglaises, de Shakespeare à Rushdie, que le romancier a longtemps enseignés parallèlement à sa carrière d’écrivain. L’homme est retraité de l’université de Kent, à Canterbury (Angleterre) où il a officié pendant près de vingt ans comme professeur de littératures anglaises et postcoloniales.

C’est en 1968, alors qu’il avait 18 ans, que Gurnah est arrivé en Angleterre, fuyant son île natale de Zanzibar, en pleine turbulence post-indépendance. Aux dires de l’auteur, l’écriture est née au cours de ces premières années d’exil lorsqu’il tenait son journal pour dire la nostalgie du pays, confiant dans les pages blanches ses frustrations, son désespoir face à une hospitalité britannique plutôt rude. « L’ambition de devenir écrivain me paraissait à l’époque tellement hors d’atteinte que je n’ai pas osé en parler à quiconque pendant plusieurs années, explique le romancier. Affirmer que je veux être écrivain semblait une proposition aussi extravagante que vouloir être astronaute ! » 

Traumatismes de l’Histoire

La proposition n’était pas finalement aussi extravagante que cela, comme en témoigne le prix Nobel de littérature venu couronner cette vie dédiée à l’écriture. Aujourd’hui, on compte, à l’actif du lauréat, dix romans, mais aussi des nouvelles, des volumes d’essais sur la littérature et un dictionnaire Rushdie, intitulé Cambridge companion to Rushdie, très populaire parmi les étudiants des lettres outre-Manche.

Si les premiers romans de Gurnah, parus dès la fin des années 1980, s’inspirent de l’expérience autobiographique de l’auteur, des drames de migration et d’exil, l’œuvre devient, chemin faisant, plus sophistiquée et ample, avec des récits individuels s’inscrivant à l’intérieur des traumatismes de l’Histoire. Le jury suédois a salué pour sa part son « analyse pénétrante et sans concessions des effets du colonialisme et du destin des réfugiés écartelés entre cultures et continents ».

Un commentaire un peu réducteur, que l’auteur aime à nuancer parfois en attirant l’attention sur les mille autres dimensions de sa fiction. « J’aime croire que mes livres parlent aussi des relations humaines. Ils racontent comment les gens vivent, comment ils apprennent à pardonner, à être généreux, sans oublier les brutalités et les cruautés. Je n’écris pas seulement sur l’impérialisme et le colonialisme. J’explore les injustices perpétrées contre les enfants, contre les femmes, les humiliations que nous infligeons aux autres. Vous savez, les romans sont des artéfacts complexes, qui agissent sur de multiples dimensions. »

Récit d’exil et de mémoire

Paradis de Abdulrazak Gurnah
Paradis de Abdulrazak Gurnah © Denoël

Quatrième roman d’Abdulrazak Gurnah, Paradis qui a fait partie en 1994 de la short list du  Booker Prize  (équivalent britannique du Goncourt), illustre à merveille l’art narratif du romancier. C’est un récit d’exil et de mémoire, où l’action est doublée d’une réflexion sur l’ici et maintenant. Sa narration procède par strates et sédimentation, mêlant la petite et la grande histoire.

Dans Paradis, l’histoire est racontée du point de vue d’un jeune adolescent de 12 ans, nommé Yusuf, qui quitte son village natal pour aller vivre en ville où il s’initie, à son corps défendant, à la corruption du monde. L’adolescent apprendra que ses parents l’ont vendu à un prêteur sur gages qu’il a longtemps appelé « mon oncle ». Le thème du roman est la perte de l’innocence, sur fond de violences et perte de repères propres à des périodes de grands bouleversements socio-politiques.

Campé dans l’Afrique de l’Est côtière de la fin du XIXe siècle, le récit de Yusuf fait la conjonction entre l’univers pré-colonial qui meurt et l’arrivée des Européens en Afrique. Nous sommes dans la Tanzanie de fin de siècle où le pouvoir est en train de passer des mains de l’élite marchande swahilie aux mains des conquérants allemands qui, après avoir assujetti la côte, sont en train de prendre le contrôle du commerce caravanier, longtemps dominé par les Arabes. C’est le crépuscule de la civilisation cosmopolite de caravanes et de villes côtières interconnectées par le commerce. 

« Cette région de l’Afrique de l’Est où je campe mes récits est connectée à d’autres pays côtiers, nommément à la côte somalienne, à la côte saoudienne, au Moyen-Orient, aux États de l’Inde occidentale qui sont dotés d’une vaste façade sur l’océan Indien, raconte Gurnah. La civilisation côtière de l’Afrique orientale est métissée, avec des composantes arabes, indiennes, somaliennes... Les sociétés dont sont issus mes personnages sont porteuses de ces cultures mêlées. Ce sont des cultures cosmopolites, fécondes, dont les origines remontent loin dans l’histoire. Les faire connaître au grand public, telle était ma principale motivation pour écrire le roman Paradis. »

« Apocalypse now »

C’est dans un contexte quasi apocalyptique de fin de la civilisation marchande est-africaine que se déroule l’action de Paradis, roman au titre pour le moins ironique. Le Paradis de Gurnah est rongée par la corruption des âmes.  Gurnah rompt aussi avec le mythe du paradis de la négritude postcoloniale, en mettant en scène une expédition marchande où la caravane de Yusuf est prise d’assaut par des tribus hostiles et esclavagistes.

À la fois un roman d’idées et un roman d’actions, Paradis a été comparé à Au cœur des ténèbres de Conrad et au Monde s’effondre de Chinua Achebe. Le récit ne se réduit pas ici toutefois à la gravité des propos sur les mutations civilisationnelles et les dévastations qui les accompagnent. Conteur dans l’âme, Gurnah sait qu'un roman doit aussi plaire et refléter la vie dans toute son amplitude pour que son message puisse toucher le cœur de ses lecteurs, comme l’écrivain l’a expliqué dans son discours de réception du Prix Nobel en décembre dernier.

« Les romanciers ne peuvent pas remplir leurs pages en racontant uniquement des débats et des polémiques, pour stimulants et rassurants qu’ils soient. Dans la mesure où la fiction a pour vocation d’explorer le vécu humain dans sa globalité, difficile de passer à côté de l’amour, la haine et nos hypocrisies quotidiennes. J’ai donc, moi aussi, écrit sur les différents aspects de la vie. J’ai tenté de le faire aussi honnêtement que possible afin que ressortent à la fois la laideur et la vertu et qu’émerge l’humain qui est trop souvent prisonnier de simplifications et de stéréotypes. Quand la mayonnaise prend, la beauté est parfois au rendez-vous. »

La beauté est bel et bien au rendez-vous dans les pages de Paradis où la narration poétique de l’Histoire par Gurnah, au travers des récits d’apprentissage du monde comme il va ou ne va pas, tient les lecteurs en haleine, longtemps après le point final.


Paradis, par Abdulrazak Gurnah. Traduit de l’anglais par Anne-Cécile Padoux. Editions Denoël et d’ailleurs, 280 pages, 20 euros.  

Près de la mer, par Abdulrazak Gurnah. Traduit de l’anglais par Sylvette Gleize. Editions Denoël et d’ailleurs, 371 pages, 22 euros.

Adieu Zanzibar, par Abdulrazak Gurnah. Traduit de l’anglais par Sylvette Gleize. Editions Denoël et d’ailleurs, 365 pages, 20 euros.

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