Désertée par les touristes, la Nouvelle-Orléans a le blues
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Le tourisme est le principal moteur économique de la Nouvelle-Orléans, mais la vague de contamination qui a suivi les festivités de Mardi gras, en 2020, a entraîné une politique très restrictive : les bars et restaurants ont été totalement fermés de mars à octobre, et ne rouvrent que très progressivement. Les hordes de visiteurs qui arpentent habituellement le vieux quartier français ont disparu, et leur absence entraîne une crise économique de grande ampleur.

Un trompettiste joue seul sur le trottoir, sous les néons d’une enseigne de Bourbon Street. La rue la plus célèbre du vieux quartier français est normalement submergée, chaque soir, par des milliers de visiteurs venus goûter l’esprit festif de la Nouvelle-Orléans. Mais les notes du musicien résonnent dans un quasi-silence : la foule disparate, ivre, grouillante sous les balcons en fer forgé des maisons colorées, n’est plus au rendez-vous. «Je n’aurais jamais cru au fil des années que voir cette rue aussi propre me rendrait triste», lâche Isabelle Cossard, guide touristique depuis plus de quarante ans dans la ville de naissance du jazz. Pour se conformer aux mesures de précautions sanitaires, elle a fixé deux rideaux douche avec du velcro dans son minibus blanc, qui séparent la conductrice de ses clients trop rares. «Cette année, j’ai fait 14% de mon chiffre d’affaires habituel. J’ai dû vendre cinq minibus sur sept, et j’ai mis mes quinze employés au chômage», regrette-t-elle. Le véhicule circule sans encombre dans les ruelles habituellement bondées de la vieille ville, et débouche sur la place Jackson où se situe la cathédrale. «Regardez ces tables vides à la terrasse du Café du Monde, c’est du jamais vu ! On doit normalement faire la queue pendant une heure pour déguster leurs fameux beignets et boire un café au lait», se désole Isabelle, avant de dépasser la statue dorée de Jeanne d’Arc, inaugurée par le Général De Gaulle, et les étals du marché français. Plusieurs boutiques de souvenirs ont leur rideau baissé. «C’est dur, mais on va survivre. On est par terre mais on a le nez levé. À plat ventre mais quand même vivants», conclut la guide désoeuvrée.

« C’est un cercle vicieux, tout le monde souffre »
Partout à la Nouvelle-Orléans, le même refrain remplace les airs de jazz qui rythment normalement le quotidien : «C’est dur, on ne s’en sort pas». Devant son échoppe qui propose des excursions dans les plantations des environs, des balades en aéroglisseur sur les bayous infestés d’alligators, ou la visite de maisons hantées, Groovie tente d’alpaguer les rares passants qui déambulent. «Je parviens à peine à payer mon loyer. Je gagne deux mille dollars par mois au lieu de deux mille dollars par semaine, c’est presque impossible. Si mon propriétaire n’avait pas accepté de baisser ses prix, je serais sans doute à la rue», soupire le quinquagénaire. Trixie Minsk, une artiste burlesque qui se produit habituellement sur la scène des clubs de la ville, fermés depuis près d’un an, raconte avoir tenté de proposer des spectacles sur internet «mais cela ne paye pas aussi bien qu’en vrai, et c’est difficile de jouer devant un écran», explique-t-elle, «j’ai dû réduire mes dépenses au minimum pour ne pas perdre mon logement». Dans la salle de son restaurant, sur la place Jackson, Joseph Campos montre les tables espacées des deux mètres réglementaires devant les baies vitrées grand ouvertes. Près de la moitié sont inoccupées. «Tout le monde souffre en ce moment. Dans le coin, au moins six ou sept restaurants ont définitivement fermé, alors que ce sont les emplacements les plus prospères de la ville. Les gens à qui nous achetons notre épicerie, nos poissons, l’alcool, souffrent aussi. C’est un cercle vicieux, tout le monde souffre».
Dans son petit hôtel du centre-ville, ouvert par ses parents, il y a cinquante ans, dans une demeure historique, Bobby Dunner discute avec son comptable au téléphone : il a fait 30% de son chiffre d’affaires habituel en 2020. La faillite a pour l’instant été évitée, mais il s’inquiète. Et voir autant d’établissements mettre la clé sous la porte lui donne le cafard. C’est, selon lui, l’identité même de la Nouvelle-Orléans qui risque de disparaître. «Les petites entreprises familiales ou indépendantes affrontent les plus grandes difficultés, ce sont elles qui ferment en premier. Les banques et les institutions financières sont plus enclines à protéger les établissements qui dépendent de multinationales ou de grosses compagnies, parce qu’il y a plus d’argent en jeu. Aux États-Unis, les chaînes franchisées sont omniprésentes. La Nouvelle-Orléans a toujours été une exception à cette règle, et c’est notamment à cela qu’elle doit son caractère unique. Si nos petits commerces sont remplacés par ces mastodontes, on deviendra une ville comme les autres, et cela me paraÏt très ennuyeux», explique l’hôtelier.
Un énorme manque à gagner
Kelly Shulz travaille à l’office du tourisme, qui lui aussi a dû licencier, et les chiffres qu’elle déroule confirment l’impact terrible que la pandémie a eu sur l’économie de la ville : le tourisme est à l’origine de cent mille emplois à la Nouvelle-Orléans. En 2019, la ville a accueilli plus de dix-neuf millions de visiteurs qui ont dépensé environ dix milliards de dollars. «En 2020 quand la pandémie est arrivée, tout s’est arrêté. Nous avons enregistré une baisse d’au moins 70% des activités du secteur. Cela a été une perte économique énorme», détaille-t-elle avant de préciser, «l’argent des touristes bénéficie à l’ensemble de la population. Les taxes sur les chambres d’hôtel, par exemple, nous aident à financer nos rues, nos infrastructures, notre système scolaire. Cela a été dévastateur.» Quentin Messer préside la New Orleans Business alliance, qui regroupe les principaux acteurs économiques de la ville. Il n’organise plus que des réunions virtuelles et n’accorde des interviews que via internet. Et ce nouveau mode de communication imposé par la pandémie pourrait, selon lui, d’avoir un impact durable sur l’économie de la Nouvelle-Orléans, qui vit du tourisme, mais aussi de l’organisation de grands congrès professionnels. «Certains emplois disparaîtront définitivement», tranche-t-il, «car certaines entreprises vont continuer à travailler en virtuel à l’avenir. Les voyages d’affaires ne reprendront peut-être pas avant début 2023 et sans doute au ralenti. Les entreprises se préoccupent maintenant de leur empreinte carbone, car en plus de la pandémie, nous avons connu des épisodes climatiques extrêmes qui ont accéléré la prise de conscience sur l’environnement. Je pense que les gens vont ajuster leur comportement, et hésiteront à sauter dans un avion pour assister à une convention ou participer à une réunion de travail qu’ils peuvent organiser sur internet. Et ce tourisme d'affaires constitue une part importante de notre industrie».

Toute la Nouvelle-Orléans est ainsi affectée par la crise : le vieux quartier français, temple du tourisme, celui des affaires avec son immense centre de convention désert, et les quartiers périphériques, où vit une population appauvrie par le manque de ressources. Seal Dalton a dû fermer son établissement, un modeste café-concert situé à l’écart du centre-ville. Sa clientèle locale, afro américaine, âgée, n’a plus les moyens de venir s’offrir un verre ou reste chez elle par peur de la pandémie. «Nous sommes fermés depuis le 15 mars. Ouvrir avec le droit d’accueillir seulement 25% de ma clientèle me ferait perdre de l’argent. J’ai un emprunt à payer, mon assurance, mes impôts, ma licence, donc oui j’ai beaucoup de difficultés. Je suis en retard sur toutes mes factures, j’avais un peu d’économies pour ma retraite, mais je n’ai plus rien, je n’ai plus d’argent de côté», se lamente la sexagénaire. Et d’une voix brisée par l’émotion elle ajoute : «Le programme du gouvernement fédéral pour aider les petits commerces a refusé mon dossier en mai. J’ai fait tout ce qu’ils m’ont dit, je leur ai envoyé tous les papiers, mais ensuite ils m’ont dit que mon entreprise était invérifiable ! J’ai pourtant ouvert mon café, il y a vingt-trois ans. Mais je n’ai rien obtenu, rien, rien. Je me sens abandonnée…».

Aider les musiciens pour protéger la culture, une ressource essentielle
Les musiciens, ceux qui font l’âme et l’histoire de la Nouvelle-Orléans sont eux aussi tous très durement frappés. Il leur est interdit de jouer en intérieur. Certains s’installent donc dehors, et font la manche pour survivre. Les plus jeunes seulement, car les plus âgés, des Afro-Américains pour la plupart, se savent fragiles face au danger du coronavirus. Inquiet de voir certaines grandes figures de la culture locale sombrer dans la misère, voire quitter la ville, Devin De Wulf a pris les choses en main. Son association Krew the red beans, uniquement financée par des dons, emploie de jeunes musiciens pour aller faire les courses et livrer de la nourriture aux plus anciens via un programme appelé «nourrir la deuxième ligne» : une entraide intergénérationnelle qu’il estime indispensable pour la survie de ceux qui font battre le cœur de la Nouvelle-Orléans. «Au cours de cette première année, on a acheté pour cent trente mille dollars de nourriture et financé l’emploi de quatre-vingt-dix-sept personnes pour un coût de trois cent mille dollars», se félicite Devin, qui explique : «il s’agit de protéger notre culture, une ressource essentielle de notre ville. Beaucoup de musiciens sont des travailleurs indépendants, certains travaillent de manière informelle, ils ont du mal à toucher les allocations chômage du gouvernement fédéral. Donc ils sont particulièrement vulnérables et nous faisons de notre mieux pour embaucher le plus de musiciens possible».

Muni d’une liste de courses où il surligne scrupuleusement les produits qu’il entasse dans son caddie, Paul Thibodeaux, percussionniste, l’un des musiciens engagés par Devin de Wulf, arpente les allées d’un supermarché. Il fait les courses pour Benny Jones Senior, un batteur qui dirige le groupe Treme Brass Band. «C’est une figure importante, comme un grand-père pour moi. Je suis content de lui éviter d’avoir à aller au supermarché pour l’aider à protéger sa santé», commente le jeune homme en farfouillant au rayon viande à la recherche de pilons de poulet «on appelle ça des baguettes de batterie ici», rigole-t-il, «je ne suis pas étonné que Benny en raffole». Âgé de 77 ans, le batteur attend tranquillement sa livraison sous son porche. Le matin même, il a accompagné avec son groupe les funérailles d’un vieux musicien. «Avant on faisait plus de mariages que d’enterrements», commente-t-il sobrement. «Je suis vraiment reconnaissant de ce que fait l’association pour tous les musiciens. Je gagne normalement mille dollars par semaine ou parfois plus, mais avec cette pandémie, on a de la chance quand on touche deux cents dollars. On essaye de garder notre argent pour payer les taxes sur notre groupe et tout le reste. Avoir de la nourriture sur notre table est une aide essentielle» «Benny est quelqu’un d’important dans notre communauté, il m’a beaucoup appris sur l’histoire de la Nouvelle-Orléans, l’histoire afro-américaine», ajoute Paul en sortant les victuailles du coffre de sa petite voiture, «j’ai besoin de ce boulot pour survivre, mais je le ferais bénévolement vous savez. Je reçois des leçons d’histoire à chaque livraison».
La vie plutôt que les dollars
Les restrictions imposées par la ville commencent à faire grincer les dents à la Nouvelle-Orléans. L’annulation du carnaval de Mardi gras, annoncée une dizaine de jours seulement avant l’échéance mi-février, a suscité la colère des commerçants. Certains avaient déjà rempli leurs stocks en prévision d’une semaine festive, et misaient sur une embellie après une année cauchemardesque pour les affaires. «Nous avons dû prendre des décisions qui ont eu un impact sévère sur l’économie, mais nous devions choisir entre la valeur de la vie et celle du dollar, et nous avons choisi la vie», assène Jay Bank, conseiller municipal à la Nouvelle-Orléans. «Même si cela nous coûte cher, nous avons fait ce qu’il fallait pour la sécurité de nos citoyens. Après la catastrophe épidémiologique qui a suivi le carnaval l’année dernière, la Nouvelle-Orléans a fait un travail exceptionnel en gardant les chiffres d’infection plus bas que partout ailleurs dans l’État, et probablement que dans toute autre ville de la même taille de ce pays. C’est la poursuite de ces efforts qui garantira le retour à la normale», assure-t-il. Dans les rues du vieux quartier français de la Nouvelle-Orléans, les musiciens vivotent donc avec les quelques dollars que leur lâchent les passants. C’est peu, très peu, et pourtant, la magie opère, et la ville continue d’attirer les artistes. «J’ai quitté New-York, il y a trois mois, pour vivre de ma musique ici. Les loyers sont exorbitants là-bas. À la Nouvelle-Orléans, c’est un peu moins cher et on peut jouer dans la rue, c’est ce qui me sauve. Honnêtement c’est mieux que rien, et il fait chaud ici. Personne ne peut jouer actuellement dans les rues froides de New York», témoigne Cristina Caminis, qui chante devant un magasin de souvenirs. «Tant que je touche mes allocations chômage, je peux survivre», ajoute la jeune femme, «l’argent que je récolte dans la rue me permet de payer mon téléphone et mon abonnement à internet. Et pratiquer mon art devant quelques passants est essentiel».

Déjà des réservations pour l’année prochaine
Thomas Rey, un Tour Opérateur qui exerce à la Nouvelle-Orléans en est persuadé : le Covid sera bientôt un mauvais souvenir, et la ville retrouvera rapidement son visage d’antan. «Nous avons reçu deux demandes cette semaine : l’une émane d’un groupe belge de quarante-cinq personnes pour le mois de mars de l’année prochaine, et l’autre pour trente-cinq personnes du Mexique, qui tablent sur le mois de février. Je suis certain qu’avec le vaccin, nous allons avoir une explosion totale du tourisme l’année prochaine», confie-t-il avec entrain, avant d’ajouter dans un grand sourire : «Nous sommes prêts pour les accueillir, nous avons eu une année pour planifier beaucoup de choses !». Un optimisme, une confiance dans l’avenir partagé par le conseiller municipal Jay Banks. «La Nouvelle-Orléans est abîmée, mais elle n’est pas morte. On fera ce qu’il faut pour se relever. On va s’en remettre. Nous vivons dans la ville la plus résiliente de cette planète». Derrière son bureau, un costume de Superman attend, sur un cintre, le prochain carnaval.
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