Décès de Frederik de Klerk: «La fin de l'apartheid était une décision de pure realpolitik»
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L'ancien président d'Afrique du Sud, Frederik de Klerk, est décédé jeudi 11 novembre 2021, à son domicile de Fresnaye, en banlieue du Cap, d'un cancer des poumons. Il était âgé de 85 ans. Quel(s) souvenir(s) laisse-t-il dans le pays ? Nicolas Pons-Vignon est professeur à la Haute école spécialisée de la Suisse italienne (SUPSI), à Lugano et professeur visiteur de l'université de Wits à Johannesburg. Il est l'invité d'Esdras Ndikumana.
RFI : Est-ce qu’on peut dire qu’avec le décès de Frederik de Klerk, le dernier président de l’apartheid, une des plus sombres pages de l’histoire de l’Afrique du Sud vient d’être tournée ?
Nicolas Pons-Vignon : Dans un certain sens, on peut le dire puisque le président [Frederik] de Klerk était le président qui a initié le processus qui a mené à la fin du régime d’apartheid. D’un autre côté, quand on voit la situation de l’Afrique du Sud aujourd’hui, on peut se demander si la page est vraiment tournée dans la mesure où les inégalités sont encore plus élevées que celles qu’il y avait au début des années 1990.
À ce propos, quel souvenir va laisser Frederik de Klerk dans ce pays ?
Les choses dépendent de quelle partie de la population vous considérez. Je pense que beaucoup de Blancs sud-africains aiment beaucoup le président [Frederik] de Klerk. Ils considèrent, sans doute à juste prix, que c’est lui qui les a un petit peu sauvés d’une part d’un régime fou, il faut bien le dire, mais aussi qu’il a sauvé une population qui aurait pu voir notamment les terres redistribuées, les biens ou leurs richesses redistribués. Auprès de la population noire, il y a plus un mélange d’indifférence et sans doute une animosité croissante à l’égard de [Frederik] de Klerk et plus généralement, du symbole que les concessions et les négociations des années 1990 représente, faites avec [Nelson] Mandela, pour beaucoup de Sud-Africains qui sont frustrés par une situation socio-économique qui reste objectivement déplorable.
Lorsqu’il devient président en 1989, Frederik de Klerk est un homme du sérail et personne ne s’attend à ce qu’il soit le fossoyeur de l’apartheid. Qu’est-ce qui le pousse à ce moment-là à démanteler le système ?
On a tendance à beaucoup parler de la pression extérieure, du boycott de l’Afrique du Sud, des critiques externes. Je ne suis pas sûr que cela ait joué un rôle direct si important sur [Frederik] de Klerk et sur le régime sud-africain. En revanche, je pense qu’il y a deux facteurs importants. Un premier évidemment, c’est la pression économique qui vient des grands conglomérats sud-africains qui ne soutiennent plus du tout le régime d’apartheid et qui demandent activement un changement de régime, ce qu’ils ont obtenu. Et d’autre part, évidemment, l’impact terrible sur la population blanche sud-africaine de voir tous les jeunes hommes se retrouver mobilisés dans l’armée, d’une part dans une guerre très meurtrière en Angola contre les Cubains dans les années 1980, une guerre dont on parle peu mais qui a tué énormément de gens, et d’autre part évidemment le déploiement de l’armée sud-africaine et la violence dans les townships, et une pression qui graduellement retourne l’opinion progressivement. Moi, je pense que la décision que prend [Frederik] de Klerk, même si on ne s’attendait pas à ce qu’il la prenne, c’est une décision de pure réal-politique.
Jusqu’à la fin de sa vie, Frederik de Klerk ne s’est jamais excusé et a tenu à plusieurs reprises des propos polémiques sur l’apartheid. Pourquoi dans ce cas, n’a-t-il jamais comparu devant la Commission vérité et réconciliation ?
Il est à peu près certain que des négociations ont permis d’éviter que [Frederik] de Klerk soit traduit devant cette cour. Tout comme à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la plupart des grands dirigeants économiques allemands ont été épargnés par les procès de Nuremberg qui n’ont concerné que des dirigeants militaires ou des SS. Il y a quelque chose d’un peu similaire. Ce sont des accords politiques. Après, je pense que [Frederik] de Klerk fait partie de ces Sud-Africains blancs qui pensaient sincèrement que le régime d’apartheid n’était pas un régime hostile aux Noirs.
À vous écouter, peut-on dire qu’il va léguer à ses successeurs un cadeau empoisonné ?
Absolument. Beaucoup de gens parlent de la clause qui protège la propriété privée et qui rend difficile la réforme agraire en Afrique du Sud. C’est une de ces choses. Mais, la plus importante, c’est d’avoir aussi promu une transition pendant laquelle beaucoup d’institutions, qui représentent l’Afrique du Sud blanche, se sont appropriées une grande partie des ressources qui existaient en Afrique du Sud, et d’avoir vraiment manipulé cette transition pour essayer de protéger cette minorité blanche en termes socio-économiques et en rendant à bien des égards, en termes macro-économiques notamment, très difficile le travail de l’ANC [Congrès national africain] suite à cela. Mais, très clairement, le cadeau était empoisonné. C’est triste, mais je pense que c’est important de regarder les choses de manière un peu sereine et d’essayer de comprendre ce qui s’est passé pour pouvoir peut-être un jour changer l’avenir.
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