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Contre l'apartheid, Mgr Tutu a dû lutter à la fois sur un «front théologique et un front politique»

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Le chef de l'Église anglicane d'Afrique australe était aussi un théoricien. Desmond Tutu a ferraillé contre les pasteurs calvinistes qui justifiaient l'apartheid. Pour venir à bout de la ségrégation, il s'est même emparé d'une nouvelle arme idéologique : la théologie noire. Le prêtre catholique assomptionniste burkinabè Jean-Paul Sagadou, chroniqueur à L'Observateur Paalga, à l'origine des « Voyages d'intégration africaine » pour promouvoir le dialogue entre les religions, est l'invité de RFI.

Desmond Tutu, en 1985, année pendant laquelle il est nommé évêque de l'Église anglicane d'Afrique du Sud.
Desmond Tutu, en 1985, année pendant laquelle il est nommé évêque de l'Église anglicane d'Afrique du Sud. © Gallo Images via Getty Images - Gallo Images
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Il y avait beaucoup d’hommes d’église au temps de l’apartheid. Pourquoi est-ce monseigneur Desmond Tutu qui a pris le leadership de la lutte ?

Je pense tout simplement que c’est lié au fait qu’il était engagé dans une église qui était elle-même fortement engagée dans la lutte contre l’apartheid et qui était installée déjà depuis longtemps en Afrique du Sud. Et sa trajectoire personnelle, elle-même, va contribuer énormément à faire de lui une figure emblématique dans la lutte contre l’apartheid.

Alors, il était le chef de l’église anglicane. Mais, cette église, était-elle vraiment la seule qui luttait contre l’apartheid à l’époque ?

Pas du tout. En fait, si on veut être large, on distingue plusieurs groupes à l’époque : les églises réformées hollandaises, qui étaient composées d’églises blanches dont les Afrikaners, qui ont essayé de justifier théologiquement le régime de l’apartheid. Mais il y avait aussi les églises membres du Conseil sud-africain des églises parmi lesquelles il y avait les méthodistes, les anglicans et les luthériens. Puis de l’autre côté, il y avait l’église catholique qui avait d’ailleurs le statut d’observateur au sein du Conseil sud-africain des églises.

Donc en fait, en 1978, quand Desmond Tutu est devenu le chef du Conseil sud-africain des églises, c’est-à-dire des  églises anglicanes, méthodistes et luthériennes, il n’a pas seulement affronté le régime d’apartheid, il a également affronté les églises hollandaises qui justifiaient l’apartheid ?

Tout à fait. C’est pour cela que l’enjeu se situait à deux niveaux. Il fallait d’abord déconstruire la théologie dite de l’élection, qui est défendue par les églises réformées hollandaises, et qui considère que [les fidèles de ces églises] constituent le peuple élu, donc la théologie de l’élection. On a même parlé de décolonisation de la théologie en Afrique du Sud, c’est-à-dire décoloniser cette théologie qui consistait à aller chercher dans la Bible des extraits bibliques pour justifier l’apartheid, et donc la domination des Blancs sur les Noirs. Puis, de l’autre côté, de manière beaucoup plus directe, [il fallait mener] la lutte elle-même contre l’apartheid. Donc, on va dire qu’il y a un front théologique et puis, de l’autre côté, il y a un front politique, les deux étant le carrefour autour duquel l’action de Desmond Tutu va se déployer finalement pendant toute sa vie.

Mais comment les pasteurs des églises hollandaises de l’époque pouvaient-ils justifier l’apartheid ?

Je crois que cela remonte déjà depuis l’esclavage. La Bible a été récupérée. Et donc, le fait de se sentir, de se réclamer comme peuple élu, c’était même une conviction pour beaucoup d’entre eux. Leur créateur, et souverain seigneur, leur avait témoigné une grâce spéciale en tant que peuple particulier. Donc, ils se sont appropriés, on va dire, la Bible. Et le théologien Jean-Marc Ela parlera même d’« une capture » de la Bible pour justifier la domination. C’est pour cela d’ailleurs qu’on considère que ce travail de la décolonisation de la théologie devrait continuer jusqu’à aujourd’hui.

C’est ce qu’on appelait « la théologie de l’élection », c’est ça ?

La théologie de l’élection, tout à fait.

Et Desmond Tutu lui opposait la théologie de quoi alors ?

La théologie qui était au cœur de la vie de Desmond Tutu est venue des Etats-Unis. Donc, c’est la théologie noire, qui [se développe] dans les années 1970 aux Etats-Unis, puisque ce pays est confronté aussi à la problématique de la ségrégation. Il y a un courant de théologie qui va naître autour d’un théologien, qui s’appelait James Hal Cone et qui va développer ce qu’on a appelé la « théologie noire ». Et cette théologie est différente de la théologie qui a été transmise depuis Saint-Augustin jusqu’à Karl Barth. Elle posait une seule question en fait : quel est le rapport entre l’évangile et la lutte des Noirs pour leur libération. Là, on est dans du concret. On n’est pas dans l’abstrait. Et la conviction, qui animait tout ce courant de théologie, c’est que dieu n’est pas indifférent à la souffrance, il ne supporte ni la cruauté, ni la duplicité. C’est de cela que tout le courant anglican, et ensuite catholique, va s’habiller pour lutter contre la théologie de l’élection.

Est-ce qu’avec les théologiens de l’élection, c’est-à-dire les   partisans de l’apartheid, monseigneur Desmond Tutu a eu des disputes intellectuelles et théologiques comme il y en avait en Europe au Moyen-Age et à la Renaissance ?

Oui. Cela s’est passé surtout dans les écrits. Il a énormément écrit. Et cela s’est passé beaucoup dans des conférences. On a des textes de lui sur la souffrance de l’homme noir. Il a dialogué avec la théologie africaine et la théologie noire. Et de ce point de vue-là, on peut dire qu’il y avait une sorte de concordance avec l’église catholique qui va aussi contribuer énormément à déconstruire la théologie de l’élection proposée par les églises réformées hollandaises.

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