Le grand invité Afrique

Assassinat de Dulcie September: «Pourquoi la France n'a rien fait, cela questionne»

Publié le :

Les réseaux français qui étaient présents en Afrique du Sud à la fin des années 1980 ont-ils conduit la France à être complice dans l'assassinat de Dulcie September, la représentante du Congrès national africain (ANC) à Paris ? L'ancien diplomate Gilbert Erouart se pose la question. Il était alors en poste à l'ambassade de France et s'apprête à signer une autobiographie, dans laquelle de nombreux noms ont été modifiés pour masquer l'identité des intéressés. L'ouvrage s'attarde longuement sur un personnage mystérieux au croisement des grandes entreprises françaises, des milieux du renseignement et de l'entourage de l'ancien mercenaire Bob Denard. Entretien.

Une photo Dulcie September, militante sud-africaine abattue dans les bureaux de l'ANC, à Paris, le 29 mars 1988 (illustration).
Une photo Dulcie September, militante sud-africaine abattue dans les bureaux de l'ANC, à Paris, le 29 mars 1988 (illustration). ©PIERRE VERDY/AFP
Publicité

RFI : Gilbert Erouart, votre ouvrage commence par une scène qui se déroule en juillet 1986 dans l’annexe du palais de l’Élysée, la présidence française. Vous êtes avec Guy Penne, le conseiller spécial du Président de la République François Mitterrand pour les affaires africaines et malgaches. On vous envoie donc en Afrique du Sud pour essayer de vous approcher de Winnie Mandela, l’épouse de Nelson Mandela, qui est alors emprisonnée à Robben Island…

Gilbert Erouart : On m’envoie en fait sur une double mission. Je vais être chargé des relations avec les milieux clandestins noirs, c’est-à-dire essentiellement l’ANC en Afrique du Sud et la Swapo qui est un mouvement indépendantiste en Namibie. Et deuxième mission, qui me surprend encore plus que la première, essayer d’approcher Winnie Mandela le jour où son mari sortirait.

Dans ce texte, vous décrivez les connexions de personnalités politiques, affairistes, mafieuses, qui ont été bien réelles. Mais vous les appelez par des noms d’emprunt qu’on peut quand même démasquer avec quelques recherches. Vous nous parlez notamment d’un Français que vous nommez dans votre ouvrage « Arthur Gibon », un Arthur Gibon que vous voyez arriver un jour dans votre bureau…

Je comprendrai assez vite en fait pourquoi il m’approche. Il insiste pour que je lui fasse rencontrer Winnie Mandela. Dans un premier temps, je refuse. Je finis par accepter, par organiser à la demande du Gibon en question un déjeuner. Et au cours de ce déjeuner, Gibon réussit à avoir une emprise sur elle.

Et vous nous expliquez donc dans votre ouvrage que ce Gibon reste une énigme : il est influent, il a beaucoup de moyens. Il porte aussi les couleurs de grandes entreprises françaises. Ça pourrait même aller au-delà…

Il est officiellement le représentant de quasiment toutes les entreprises françaises : entreprises évidemment d’armement, du nucléaire... Il a aussi des liens avec Elf. Il s’intéresse beaucoup aux mines namibiennes de diamant. C’est un go-between entre la France et l’Afrique australe.

Et vous vous interrogez, à un moment donné, sur ses connexions avec les services, français et sud-africains ?

Oui. À plusieurs reprises, c’est une interrogation qui nous taraude moi et mon ambassadeur… très régulièrement.

Et vous avez obtenu le fin mot de cette histoire ?

On apprend dans le livre que Mandela prendra comme conseiller spécial le Gibon en question. Ce sera extrêmement curieux. Il faudra attendre l’élection de Nelson Mandela à la tête de l’Afrique du Sud en 1994 pour que Paris envoie un signal écrit directement à Nelson Mandela pour affirmer que le Gibon en question n’a jamais fait partie des services secrets français. Un intérêt tardif qui, à mon avis, témoigne exactement du contraire.

Quelles sont les connexions de Gibon avec les Comores et avec l’équipe de Bob Denard ?

Au moment de l’assassinat de Dulcie September, la représentante de l’ANC à Paris -nous sommes en mars 1988-, une amie journaliste sud-africaine qui a fait une enquête poussée, m’apprend que Gibon a fait partie de l’équipe de Bob Denard aux Comores. Donc, on retrouve là un autre entrelacement assez bizarre : Bob Denard-Afrique du Sud-Gibon.

Quelles sont les informations dont vous disposez sur l’état d’esprit dans lequel était Dulcie September avant son assassinat ? On dit qu’elle se sentait en danger…

Dulcie September visiblement se sentait menacée. Elle en avait informé le ministère français de l’Intérieur dirigé par Charles Pasqua. Et par ailleurs, on sait que la CIA avait informé le gouvernement Suisse que Dulcie September risquait d’être assassinée. Les Suisses ont fait savoir à Charles Pasqua qu’ils avaient cette information de la CIA. Et donc, cela faisait une double alerte.

Le ministère français de l’Intérieur ne fait rien… et cela, tout de même, c’est questionnant…

(Silence) Pourquoi le ministère français n’a rien fait ? Hmm. (Silence) C’est questionnant.

Vous écrivez dans votre ouvrage, dans une note de bas de page, que les services secrets français sont soupçonnés d’avoir aidé leurs homologues sud-africains dans la logistique de l’assassinat, qu’ils l’auraient fait afin de faciliter des tractations qui étaient alors en cours, des tractations de vente d’armement à l’Afrique du Sud ?

Dulcie September a pu être assassinée parce que, effectivement, elle avait été informée que des ventes d’armes très importantes étaient en préparation entre la France et l’Afrique du Sud, et qu’elle s’apprêtait très probablement à le faire savoir… et que les services français avaient peut-être intérêt à ce que ça ne se sache pas. Mais, c’est juste une supputation.

L’ouvrage de Gilbert Erouart, qui sera intitulé Mission Winnie Mandela doit être publié à la fin de ce mois d’avril aux éditions Temporis.

Pour mieux comprendre les connexions décrites par Gilbert Erouart, on peut utilement consulter un autre ouvrage : Incorruptible  the story of the murders of Dulcie September, Anton Lubowski and Chris Hani d’Evelyn Groenink

► À écouter aussi : La marche du monde : Dulcie September, militante de l’ANC assassinée à Paris

 

L'ancien diplomate français Gilbert Erouart dans le studio de RFI.
L'ancien diplomate français Gilbert Erouart dans le studio de RFI. © RFI/Laurent Correau

NewsletterRecevez toute l'actualité internationale directement dans votre boite mail

Suivez toute l'actualité internationale en téléchargeant l'application RFI

Voir les autres épisodes