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Reconstruction de l’Ukraine: «Il faut éviter une réurbanisation débridée»

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Un an après le début de l'invasion russe à grande échelle, l'économie et les infrastructures de l'Ukraine sont en lambeaux. Les institutions internationales prévoient le plus grand effort de reconstruction depuis la Seconde Guerre mondiale. En septembre dernier, le président Zelensky estimait que plus de 1 000 milliards de dollars seraient nécessaires pour reconstruire le pays. L'architecte et urbaniste, Martin Duplantier est engagé dans la reconstruction de l'Ukraine. Ses projets portent sur des travaux de petite échelle, comme la construction d’abris anti-bombes, et de grande échelle, quand il s'agit de construire des villes entièrement détruites comme d’Izioum. Sylvie Noël l’a rencontré à Kiev.  

La ville de Borodyanka dans la région de Kiev, le 5 avril 2022, après le retrait des troupes russes.
La ville de Borodyanka dans la région de Kiev, le 5 avril 2022, après le retrait des troupes russes. AP - Vadim Ghirda
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RFI : Parler de la reconstruction de l'Ukraine peut paraître prématuré alors que la guerre n’est pas encore terminée. Martin Duplantier, pourquoi est-il selon vous pertinent de parler de reconstruction dès maintenant 

Martin Duplantier : C'est important et c'est surtout indispensable de parler de reconstruction parce que des territoires de ce pays ont été dévastés par la présence russe, par des bombardements russes. Des infrastructures sont à genoux, plus d'un 1 million de logements ont été démolis. Or, des gens continuent à vivre sur ces territoires, une économie continue à fonctionner. Il faut donc reconstruire immédiatement sans attendre l'armistice. Je vous rappelle que l’on n'a pas attendu 1945 pour se projeter dans l'après Seconde Guerre mondiale. Lors de la Première Guerre mondiale, la réflexion a débuté dès 1915. Trois ans avant l'armistice, on a donc commencé à élaborer des plans pour la reconstruction de villes en Belgique, en France.  

Vous le disiez, des villes ont été endommagées, d'autres ont été complètement détruites. Quelles doivent être les priorités de cette reconstruction ? 

Concernant les priorités, tout d’abord les infrastructures urbaines pour répondre à l'urgence des besoins. Les villes doivent pouvoir accueillir les populations qui voudraient revenir et leur fournir les services de base.  

Deuxièmement, les équipements publics qui ont été la cible des Russes, comme l’accès aux soins, à l’éducation. Plus de 1 200 hôpitaux et centres de soins ont été bombardés. Plus de 2 000 écoles ont été touchées par des frappes. Il faut remettre ces bâtiments sur pied avec une sûreté supplémentaire. On porte une attention particulière à l'adaptation des équipements publics à cette nouvelle grammaire de l'abri anti-bombes qui doit être plus qu'un abri, qui doit pouvoir aussi fonctionner dans d'autres configurations.

Dans cette photo prise et publiée par le Service national d'urgence d'Ukraine le 17 mars 2022, des pompiers travaillent pour éteindre un incendie dans un établissement d'enseignement touché par des bombardements dans la ville de Merefa dans la région de Kharkiv.
Dans cette photo prise et publiée par le Service national d'urgence d'Ukraine le 17 mars 2022, des pompiers travaillent pour éteindre un incendie dans un établissement d'enseignement touché par des bombardements dans la ville de Merefa dans la région de Kharkiv. AFP - HANDOUT

 

À propos des abris anti-bombes, de nombreux bâtiments se sont dotés, ces derniers mois, de telles structures. C’est devenu une infrastructure incontournable ?  

Oui, tout à fait. Il s’agit de créer des abris, ou de renforcer des abris existants avec une recherche d’amélioration en termes de confort. Il faut savoir qu’on connaît parfois 3 voire 4 alertes dans la journée, c'est-à-dire que l'on passe la majorité de son temps dans les abris. Pour éviter une perte de temps non négligeable, il faut faire en sorte que l’abri anti-bombes soit autre chose qu’un endroit où s’entasser. Il faut que ces lieux aient un double usage, que par exemple, les salles de classe assurent aussi la fonction d’abris.  

Le troisième point, c’est le patrimoine, parce que c'est la culture qui donne sens au fait de se retrouver en ville, de faire corps. Si on ne prend pas soin du patrimoine ukrainien, je crains que l’on répète les erreurs de l'après deuxième Guerre mondiale quand les Soviétiques ont reconstruit sur une table rase. On ne veut pas répéter cette erreur de la standardisation à l'extrême de la ville ; au contraire, on veut s'appuyer sur l'histoire du site, sur le lien entre les populations et leur géographie. Tout cela passe par la protection du patrimoine existant dans un premier temps, puis définir le patrimoine du vingt-et-unième siècle que l’on veut créer. L'écologie, ici, n'est pas une idéologie, c'est une obligation. Il faut être indépendant énergétiquement parlant, donc ça implique de la sobriété, de la frugalité via, peut-être, de nouvelles technologies qu’on pourrait mettre à disposition des Ukrainiens pour reconstruire tout en faisant appel aux savoir-faire locaux, car ce pays regorge de potentiel. Il faut qu'on les aide à l'exprimer et ce soutien au quotidien, doit s'articuler sur ce long terme.  

La réalité de cette guerre, ce sont les morts, mais aussi les blessés. La reconstruction du parc immobilier doit aussi inclure cette nouvelle problématique. 

Tout à fait. On parle aujourd'hui d'à peu près 300 000 gueules cassées, donc des blessés physiques et trois fois plus de blessés sur un plan psychologique ou psychiatrique. Se pose la problématique majeure de la réintégration de ces populations, qu'elles soient civiles ou militaires dans la société. Nous travaillons sur un projet de centre post-traumatique en alliant l'hôpital, espace public, à un centre de recherche et de développement lié à une université en vue de leur réintégration. Ce sont des projets qui vont devoir se multiplier en Ukraine parce que la demande est malheureusement énorme et ce n’est pas fini.  

Autre problématique, celle des déplacés ?  

C’est une vraie question en soi. D’après les hypothèses des Nations unies, une ville, même bombardée, à la fin de la guerre, récupère a minima 60 % de sa population. Au-delà, pour des villes comme Kharkiv qui sont à 20 km de la frontière, cela dépendra du degré de bellicisme de la Russie. Que vont devenir ces villes ? Kharkiv par exemple, qui était un centre de commerce, se retrouve un peu en cul-de-sac à 20 km de la frontière d’un pays qui ne lui sera plus ouvert. Ces villes vont-elles récupérer l'ensemble de leur population ou pas ? C'est un premier point d'interrogation.

Un centre pour réfugiés ukrainiens non loin de de Varsovie, en Pologne, le 14 février 2023.
Un centre pour réfugiés ukrainiens non loin de de Varsovie, en Pologne, le 14 février 2023. © AP/Michal Dyjuk

L'autre point d'interrogation concerne l'Ouest de l'Ukraine qui est devenu finalement la nouvelle porte d'entrée logistique de tout un pays. Avant, c’était Odessa, mais avec la guerre, l’accès à la mer Noire s'est compliqué. C’est le rail qui s’impose via l’Ouest qui connait un boom assez fort. L’intégration à l'Union européenne va aussi, comme ça a été le cas en Pologne, en Roumanie, bénéficier à l’Ouest du pays, en termes d'investissements, d'infrastructures. Ce sont des hypothèses qui doivent être prises en compte et que l’on affinera au fur et à mesure. Tout dépend, encore une fois, de l'issue de cette guerre. Elle sera victorieuse, c'est certain, mais de l'autre côté de la frontière, que va-t-il se passer ? Ça, c'est encore incertain.  

Parlons du parc immobilier. Il y a une caractéristique en Ukraine, c'est qu'à 90 %, ce parc immobilier est privatif. Ce sont des propriétaires. C’est une problématique particulière ? 

Tout à fait, puisque vous savez qu’on est passé en 1991 du système soviétique, où personne n'était propriétaire, à un système libéral où tout le monde est devenu soudain propriétaire de son logement.  

Il faut impliquer ces propriétaires, il faut aussi les dédommager. Il y a un fond de soutien aux personnes dont le logement a été démoli. Mais il y a un temps relativement long pour obtenir les dédommagements. Dans l'urgence, on est amené à reconstruire et dans un premier temps à leur louer ces logements à un tarif préférentiel puis à leur vendre une fois qu'elles ont perçu le dédommagement de l’État.  

Pour offrir un logement à un prix abordable, il y a également un mécanisme locatif social privé qui se met en place à travers des fondations qui se transforment en bailleur social local.  

Mais il faut éviter une réurbanisation débridée. Il faut avoir des outils d'urbanisme qui doivent permettre de tenir les rênes de ce développement. Le gouvernement central ukrainien doit s’y atteler, mais aussi les autorités locales, car un processus de décentralisation a été voté -avant le début de la guerre- qui donne beaucoup de pouvoir aux maires. 

Est-ce que la corruption est une crainte ?  

Quand vous donnez beaucoup de pouvoir aux élus locaux, vous leur donnez aussi la possibilité d'être corrompus. Mais une chose a changé radicalement depuis le début de la guerre : les gens sont devenus intraitables vis-à-vis de la corruption. Aujourd'hui, des maires, des députés sont démis de leurs fonctions pour ne pas avoir géré équitablement l’aide humanitaire par exemple.  

Et puis, il y a l'inventivité des fondations, ces nouveaux acteurs sur le marché immobilier qui veulent être sûres de la destination de chaque euro donné. Donc, plutôt que de céder la gestion de l'ensemble d’un bâtiment aux autorités locales, les fondations en conservent la gestion et s’assurent ainsi de la bonne utilisation des fonds et de ces logements.  

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