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Guerre en Ukraine: «Les Russes avancent lentement, mais de plus en plus vite» dans le Donbass

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Les doutes demeurent sur l’impact de l’incursion ukrainienne le 6 août en territoire russe. D'un côté, les forces ukrainiennes avancent dans la région de Koursk sans grande difficulté et de l'autre côté, les soldats russes, eux, continuent à grignoter du terrain dans le Donbass. Quelles stratégies pour Kiev et Moscou et quelle suite donner à ce conflit ? L’analyse du général Olivier Kempf, chercheur associé à la Fondation pour la recherche stratégique et directeur du cabinet La Vigie, auteur de Guerre d'Ukraine, éditions Economica.

Un véhicule blindé passe près d'un véhicule en feu à la frontière russo-ukrainienne, dans la région de Soumy, mi-août 2024. (image d'illustration)
Un véhicule blindé passe près d'un véhicule en feu à la frontière russo-ukrainienne, dans la région de Soumy, mi-août 2024. (image d'illustration) AP - Evgeniy Maloletka
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RFI : La Russie avance dans l'est de l'Ukraine, est-ce parce que les forces militaires ukrainiennes sont trop éparpillées ? Parce qu'elles sont en Russie ?

Olivier Kempf : C'est une excellente question. C'est en tout cas celle que nous nous posons tous, nous, les analystes, depuis une quinzaine de jours. Ça fait maintenant quelques mois, probablement, que les Ukrainiens sont en train de céder sur l'ensemble du Donbass. Alors c'est du grignotage : au début, c'était un kilomètre carré par jour, puis c'est passé à deux, puis à trois, cinq, dix et là, on est à dix ou quinze kilomètres carrés par jour du côté russe. Et donc on voit que les Ukrainiens, qui avaient cédé au mois de février le faubourg d’Avdiivka, qui était une importante position très fortifiée qu'ils tenaient depuis 2014, ont cédé au fur et à mesure toutes les lignes successives qui étaient derrière. On voit qu’il y a un effritement dans cette région et que les Russes avancent, lentement, certes, mais de plus en plus vite et surtout — et c'est ça qui est très inquiétant pour les Ukrainiens —, ils abordent une ville qui s'appelle Pokrovsk, qui est finalement le nœud logistique qui dessert toutes les positions ukrainiennes dans le Donbass. Et ça, c'est très très inquiétant stratégiquement pour Kiev.  

Kiev voulait déplacer le front, prendre en étau les forces russes en étant sur le sol ukrainien et sur le sol russe, c’est raté ?

Souvenez-vous, il y a un mois et demi, deux mois, les Russes avaient fait une initiative au nord de Kharkiv et cela avait attiré des troupes ukrainiennes parce que, bien évidemment, l'Ukraine, ne voulait pas laisser Kharkiv aux mains des Russes – elle est la deuxième ville de l'Ukraine, etc. Et donc [les Ukrainiens] ont dit : on va faire la même chose un peu plus à l'ouest, du côté de Soudja, qui est un bourg de 5 000 habitants au sud de Koursk. Et c'est pour ça que tout le monde parle de Koursk. Mais Koursk est à 50 kilomètres, c'est hors d'atteinte des Ukrainiens aujourd'hui. Et donc ils ont essayé de faire la même chose dans cette poche en ouvrant un nouveau front. Ils ont obtenu un réel succès puisqu'ils ont pris 1 200 kilomètres carrés. Donc, c'est tout sauf négligeable. À ceci près que c'est aujourd'hui stabilisé par les Russes. Et surtout, il y a finalement peu d'intérêt stratégique parce que Koursk est trop loin et ça ne menace rien de vital pour les Russes. Et simultanément, les Russes n'ont pas dégarni leurs efforts dans le Donbass. Donc, c'était une sorte de quitte ou double. Et là, on commence à être un peu inquiet.

Les Ukrainiens sont à l'est, sont à l'ouest. Entre les deux, il y a les Russes. Si les Ukrainiens veulent revenir sur leur sol, il va falloir qu'ils passent par les forces russes qui sont entre les deux ? Les soldats ukrainiens, qui sont sur le sol russe, sont-ils bloqués sur place ?

Non, pas du tout, parce qu'ils ont juste traversé la frontière. Donc, s’ils font 20 kilomètres en arrière, ils sont à nouveau en Ukraine. Donc ça, ce n’est pas tellement le sujet. Mais cette hypothèse voudrait dire : je suis allé en Russie et puis je reviens, à quoi ça sert ? Et pourquoi est-ce que j'ai fait tant d'efforts ? Finalement, ce n’est pas très utile. Non, le calcul de Kiev était cette espèce de piège de diversion que l'on a évoquée. Et puis c’était un grand calcul politique, d'abord vis-à-vis de l'opinion publique intérieure qui, depuis huit mois, n’a que des mauvaises nouvelles et vis-à-vis de l'opinion publique internationale, parce que Kiev voit bien que les alliés sont de moins en moins chauds à soutenir l'Ukraine. Le dernier congrès de l'Alliance atlantique à Washington a été décevant. Et donc finalement, c'est une prise de gage, ce qu'on appelle une prise de gage territorial, qui durera quelques semaines, quelques mois, mais qui permettra à Kiev de tenir finalement jusqu'à l'élection présidentielle américaine. Et tout le monde comprend bien qu’avec un nouveau président des États-Unis, qu'il soit il ou elle, que ce soit Trump ou Harris, il y aura probablement à ce moment-là un cycle de négociations qui va s'entamer sous la houlette des Américains. Et là, l'espoir de Kiev, c’est d'avoir encore ce gage territorial de façon à avoir quelque chose à négocier avec les Russes.

Alors qu'en est-il justement de la stratégie russe ? Avancer sur le sol ukrainien au maximum et laisser les Ukrainiens se perdre dans cette attaque et sur ce front russe ?

Se perdre, ce n'est pas tout à fait exact, parce que 1 200 kilomètres carrés, ce n'est pas rien. En plus, il y a une autre zone limitrophe de 600 kilomètres carrés qui est très menacée et que l’on imagine assez bien que les Ukrainiens vont prendre assez rapidement. Vladimir Poutine a dit : vous allez me reprendre ça. Cela étant, en quinze jours, les Russes ont à peine stabilisé le front. Sur cette poche de Soudja, ils l'ont stabilisé à deux ou trois endroits. Il y a des endroits où ils sont encore très menacés. Et surtout, comme ils ne veulent pas divertir les troupes du Donbass et qu’ils ne veulent pas faire une mobilisation — parce que politiquement, il y aura un coût énorme pour Poutine —, ils sont obligés de rassembler des unités de bric et de broc. Et donc ça va prendre un peu de temps avant que les Russes puissent reprendre cette poche de Soudja. Les Ukrainiens l'ont prise en quinze jours parce qu'il y a eu un effet de surprise absolument gigantesque et que ce n'était pas défendu. Mais là, les Russes ne vont pas le reprendre en quinze jours, ça va prendre deux mois, probablement trois mois, enfin un certain nombre de semaines. Et donc c'est aussi ce sur quoi parie Kiev pour justement avoir ce gage dans une certaine durée.

Et comment comprendre cette attitude de Vladimir Poutine ? Il est en Tchétchénie aujourd'hui. On aurait pu penser que la situation était assez inquiétante pour qu'il reste au Kremlin et supervise les opérations ?

Non parce que Soudja, pour les Russes, 1 000 kilomètres carrés dans un pays qui en fait 17 millions, ce n'est rien. Deuxième chose, c'est une zone qui est très peu peuplée, la densité est de dix habitants au kilomètre carré, ce qui est très différent du Donbass où, avant la guerre, la densité était de plus de 100 habitants au kilomètre carré. C'est-à-dire que les gains russes se font dans des zones denses, denses et peuplées, et importantes d'un point de vue stratégique, alors que les gains ukrainiens actuels à Soudja sont dans des zones assez vides et peu importantes. Donc [Vladimir Poutine] peut attendre, d'autant plus que ça fait partie de la culture stratégique russe : d'abord de prendre du temps, mais aussi de céder du terrain. Je vous rappelle que Napoléon a brûlé Moscou, c'est-à-dire qu'ils ont été à l'époque jusqu'à céder leur capitale et, à la fin, ils se disent : le temps, la profondeur va nous permettre tranquillement de reprendre le terrain. Donc, ce n'est pas tout à fait étonnant de la part de Poutine d'attendre.

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