Guerre Israël-Iran: «Plus rien n’arrête celui qui dispose de la force dominante»
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Au quatrième jour de confrontation entre Israël et l'Iran, le bilan est de 24 tués en Israël depuis vendredi et au moins 224 morts côté iranien. Analyse des conséquences possibles sur les conflits déjà en cours dans la région et pour le régime iranien avec Firouzeh Nahavandi, professeure émérite à l’université libre de Bruxelles, autrice de « Femmes iraniennes, évolution ou révolution, comment survivre sous un régime islamique », éditions Code9/La Pensée et les Hommes, et Jean-Paul Chagnollaud, professeur émérite des universités et président de l’IReMMO, co-auteur de « L'Atlas du Moyen-Orient », éditions Autrement.

RFI : Où vont ceux qui quittent Téhéran ? Est-ce qu'il n'y a que la capitale et les villes dans lesquelles se trouvent des installations nucléaires qui sont menacées aujourd'hui ?
Firouzeh Nahavandi : Non, bien évidemment. Il y a beaucoup de concentration dans Téhéran. Il ne faut pas oublier non plus que c'est la capitale avec près de 10 000 000 d'habitants. Et donc ceux qui peuvent partir et qui peuvent se faire loger ailleurs dans les villes qui seraient moins touchées, dans les petits villages, et ailleurs en Iran, sont en train de quitter. Il est vrai que la ville est en train de se vider à une rapidité assez impressionnante et que la population est totalement choquée et affolée par ce qui est en train de se passer, ce qu’éventuellement ils pourraient subir. Donc, il y a une peur à Téhéran, mais c'est une peur que l'on peut retrouver également dans d'autres lieux, même autres que là où il y a des installations nucléaires et où, à côté des installations nucléaires. Il faut dire que ces installations sont un petit peu dispersées partout en Iran.
Cette peur selon vous pourrait-elle amener certains à se retourner contre le régime ?
Il y a déjà des manifestations contre le régime et donc des personnes qui ne soutiennent pas, au contraire, ce qui est en train de se passer. Donc de là à parler d'un soulèvement d'une population sans armes et sans aucun soutien, on ne peut pas le dire. Ce que l'on peut dire, c'est que de toute façon, s'il se passe quelque chose, c'est de l'intérieur de l'Iran, que cela va avoir lieu. Mais dans quelles circonstances ? Je crois qu'il est difficile de le dire maintenant.
Plusieurs figures des Gardiens de la révolution ont été visées par Israël. Est-ce que selon vous, le régime est assez solide pour fonctionner après leur disparition ?
Je pense que le régime est loin d'être solide. Effectivement, il était déjà délégitimé depuis longtemps et en particulier depuis le mouvement « Femme, vie, liberté ». Et aujourd'hui, en perdant quand même des responsables importants de différents secteurs militaires, paramilitaires, il est en faiblesse. Et en plus il a perdu le soutien de ses proxys. On pense en particulier au Hezbollah qui a dit qu'il n’en avait rien à faire. Donc c'est un régime affaibli et qui est aux abois et qui sera prêt à faire tout ce qu'il peut pour sa survie.
Israël dit avoir visé la force d'élite al-Qods, qu'est-ce qu'elle représente en Iran ?
C'est la principale force qui intervient à l'extérieur de la République islamique d'Iran. C'est une des forces qui intervient dans tous les pays et dans tous les conflits que provoque la République islamique et qui est présente dans les pays voisins, qui est intervenue en Irak, qui est intervenue en Syrie et qui soutient ou qui arme et en même temps apprend, fait des exercices avec tous les proxys et tous les mouvements qui sont dans les pays voisins, pour déstabiliser ces pays voisins.
Il n'y a pas d'indications que le site nucléaire souterrain de Natanz soit touché, nous dit l'AIEA. C'est la partie en surface qui a été détruite, comme l'a revendiqué le Premier ministre israélien. Qu'est-ce que ça veut dire concrètement, que les capacités sont intactes ?
Jean-Paul Chagnollaud : Ça, il est beaucoup trop tôt pour le dire. Mais c'est vrai que lorsqu'on parle du programme nucléaire, il faut distinguer plusieurs choses. Il y a des réacteurs nucléaires. S'ils étaient attaqués, ce serait un drame absolu. Et d'ailleurs, l’AIEA l'a rappelé très fermement. Deuxièmement, il y a les usines d'enrichissement d'uranium à Natanz, mais aussi à Fordow. Et à Natanz, il y a une partie manifestement qui est à ciel ouvert, si je puis dire, et sans doute une partie souterraine. Mais Fordow, d'après ce qu'on peut savoir, c'est entièrement enfoui et donc il est clair qu'il doit y avoir encore des capacités importantes qui sont là. Donc, on ne sait pas exactement le résultat. On le saura plus tard. Mais pour l'instant, il est clair que ce programme doit être abîmé, mais il est évidemment loin d'être complètement détruit. Et puis il y a une autre dimension que je trouve importante, c'est la dimension qualitative, c'est-à-dire le fait qu’il y a beaucoup de gens, des scientifiques en Iran aujourd'hui, qui sont capables de trouver des solutions à ce genre de problème. On est dans une optique dont il est difficile aujourd'hui de mesurer l'importance.
L'objectif est uniquement le programme nucléaire de Téhéran ?
Firouzeh Nahavandi : L'objectif déclaré est le programme nucléaire iranien. Mais dans le même temps, Israël aimerait bien pouvoir se débarrasser de ce régime qui met de toute façon son existence en danger. Donc, si ouvertement, un changement de régime n'est pas déclaré, il est évidemment une des hypothèses possibles, et un changement de régime est aussi visé quelque part par Netanyahu et ses partisans.
Dans ce cas, comment peut-on expliquer que ni le Guide suprême, ni le président ou aucune personnalité du gouvernement n'ait été visé ?
Jean-Paul Chagnollaud : On est dans un scénario tout de même assez singulier, l'Iran est un État souverain et si je me permets, ce qui est totalement aujourd'hui inaudible, de rappeler le droit international, il y a une intégrité territoriale et on ne doit pas attaquer les dirigeants d'un pays. Donc là, il y a une vraie question. Et si on se met à banaliser le fait qu'on peut assassiner les dirigeants de quelque pays que ce soit, ça nous promet un monde sans droit international, ce qui d'ailleurs est déjà le cas. Le Conseil de sécurité, ça n'a échappé à personne, a complètement disparu. Il est bloqué aussi bien sur l'Ukraine que sur la question de l’Iran ou la Palestine par l'un ou l'autre, c'est à dire la Russie ou par les États Unis. Et donc aujourd'hui ce qui prime c'est le rapport de force. Donc effectivement, dans ce cadre-là, votre question est tout à fait pertinente dès lors qu'on a comme idée dominante et paradigme dominant la force, la force n'a pas de limites, mais en même temps elle n'a pas finalement de résultat possible, parce que ça veut dire qu'il n'y a aucun compromis politique. Au terme de tout ça, on cherche une victoire totale, on cherche à écraser l'autre. Et je ne pense pas que c'est comme ça qu'on puisse régler le problème important du programme nucléaire. Je pense qu’il faudra impérativement et malheureusement, pour l'instant, il n'en est pas question, revenir à la diplomatie. La diplomatie est fondée sur des rapports de force, ça va de soi, mais à condition que les rapports de force, justement, s'arrêtent à un moment donné pour permettre que chacun s'y retrouve. Or là, les Israéliens souhaitent écraser ce programme, sans doute écraser le régime aussi, comme ça a été dit. Je pense que s'ils pouvaient le faire, bien entendu, ils le feront. Et ils ont commencé à bombarder un peu partout des cibles qui sont bien au-delà des sites du programme nucléaire et aussi des cibles militaires. Donc on est dans une situation où finalement plus rien n'arrête celui qui dispose de la force dominante, ce qui est le cas aujourd'hui.
Il y a eu les opérations d'Israël contre le Hezbollah au Liban et des bombardements qui se poursuivent. Il y a eu aussi des bombardements en Syrie. Et puis bien sûr, la guerre qui est en cours à Gaza. Est-ce qu'Israël a les moyens de poursuivre tous ces fronts ?
Jean-Paul Chagnollaud : Je pense que Israël a les moyens, en tout cas à ce stade, d'autant plus qu'il est soutenu par les États-Unis. Il ne faut jamais oublier que les armes sont en partie israéliennes, mais essentiellement elles sont américaines et dans toutes les questions que vous venez d'évoquer, vous voyez bien qu'il n'y a aucune solution politique qui est au bout de tout ça, ce sont autant d'impasses stratégiques. Le Liban continue à être bombardé de manière sporadique malgré un cessez-le-feu. La Syrie reçoit régulièrement des bombardements, y compris dans sa capitale Damas. Quant à Gaza, on est en train d'organiser une épuration ethnique que rien ne semble pouvoir arrêter. Ce n'est pas non plus une solution politique. C'est un drame de plus. Donc, si vous voulez, nous sommes pris aujourd'hui dans l'actualité de ce rapport de force et on compte les victoires militaires. Mais au bout de la victoire militaire, qu'est-ce qu'il y a ? Il y a des cendres. Donc il faut penser autrement les choses. Et c'est pourquoi je pense que la plupart des pays occidentaux en tout cas, vont appeler à un cessez-le-feu rapide. Sinon, on va je le répète, dans des violences qui en engendreront d'autres. Quelles que soient les situations qui vont sortir de ces journées ou peut être de ces semaines, je n'en sais rien, de ce conflit, il faut impérativement qu'un jour la diplomatie reprenne son cours.
Le conflit se poursuit avec des bilans de plus en plus lourds et notamment des morts civils. Pourquoi Israël s'est-il lancé maintenant contre l'Iran ?
Firouzeh Nahavandi : En effet, tout d'abord, depuis 1979, Israël a été la cible de toutes les accusations de la République islamique et l'un des piliers de la légitimité de la République islamique a été l'éradication et la disparition d'Israël. Et puis est venue se greffer là-dessus la question du nucléaire. Et je rappelle qu'Israël a toujours été contre les accords et les négociations sur le nucléaire et contre l'accord qui a été signé en 2015, et s'est préparé selon les spécialistes depuis très longtemps, à des opérations en Iran. D'ailleurs, ils sont intervenus à plusieurs reprises pour tuer l'un ou l'autre des spécialistes, des scientifiques ou des chefs militaires. Mais apparemment la situation actuelle faisait qu'on a plusieurs éléments qui allaient soutenir Israël dans la mesure où les proxys de l'Iran sont neutralisés d'une certaine manière. Et après le rapport de l'Agence internationale de l'énergie atomique qui confirmait quand même un problème avec le nucléaire iranien et la dangerosité possible, les cartes étaient là pour qu'Israël intervienne.
Jean-Paul Chagnollaud : Je souscris à ce qui vient d'être dit, mais il faut regarder une chronologie. Chacun jugera si c'est une coïncidence ou un calcul politique. La semaine dernière, Netanyahu était en grande difficulté sur la scène intérieure puisque les haredim, les partis religieux, voulaient remettre en question sa coalition pour un certain nombre de raisons de politique intérieure importantes. Deuxièmement, il y avait une importante négociation sur le nucléaire qui avait lieu à Oman. Et puis enfin, il y avait cette conférence à New York avec la possibilité d'un État palestinien. Tout ça a été gommé et pulvérisé dès lors que Netanyahu a choisi d'attaquer à ce moment-là l'Iran. Et du coup, la question de l'Iran a tout balayé, il faut quand même réfléchir à cela.
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