Tunisie: 11 ans après la révolution, l’émergence d’une génération de photoreporters
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Onze ans après la révolution qui a mis fin au règne du dictateur Ben Ali, la Tunisie voit émerger une génération de photoreporters qui, objectif et œil grands ouverts, ne ratent rien des nombreux soubresauts qui agitent leur pays. L’un d’entre eux nous raconte comment la révolution l’a fait entrer dans la photographie comme on entre en religion.
De notre correspondante à Tunis,
Il ne parle pas, il mitraille. Même débit que son appareil photo. Noureddine Ahmed a vingt-neuf ans et des allures d’adolescent qui n’en finit pas de grandir. Droit comme un i, deux boîtiers en bandoulière, il scrute la foule du regard. Ce dimanche encore, les opposants à Kaïs Saïed sont descendus dans la rue pour demander le « retour à l’ordre démocratique » après que le président s’est arrogé les pleins pouvoirs en juillet dernier. Rompu aux manifestations, Noureddine Ahmed a une hantise, celle de refaire les mêmes photos de semaine en semaine.
« Pour sortir du lot, il faut raconter des histoires. Je me focalise généralement sur de petits détails. Je cherche à trouver des paradoxes entre les slogans et les visages. J’essaye de raconter ce qu’on ne voit pas généralement. Aujourd’hui, par exemple, j’ai fait une photo sur laquelle on voyait la très grande présence policière avec en fond un café qui s’appelle "the Castle" - le château en français. Ça raconte quelque chose. »
Pour capturer ses clichés ce dimanche-là, Noureddine Ahmed a élu domicile dans un bâtiment en construction à quelques encablures du parlement tunisien. Avec sa vue plongeante et dégagée, le chantier a attiré la convoitise de dizaines d’autres photographes et cameramen tunisiens. En libérant la parole, la révolution a aussi libéré l’image. Malgré le nombre imposant de photoreporters ce jour-là, Nourreddine Ahmed assure pourtant que l’ambiance reste chaleureuse entre confrères. Pas de concurrence féroce à l’en croire, mais plutôt une saine émulation. Après chaque manifestation ou grand événement, la troisième mi-temps se joue sur les réseaux sociaux : on partage les clichés du jour, on les commente, on se congratule et on jure de faire mieux la prochaine fois.
« N’étale pas tes convictions politiques »
Ancien étudiant en droit, Noureddine Ahmed raconte avoir eu une révélation à l’occasion du soulèvement populaire. Convaincu que sa vie se trouvait ailleurs que sur les austères bancs de la faculté de droit, il envoie valser sa licence de sciences juridiques et s’achète un premier appareil avec lequel il se mêle à la foule de ses compatriotes en colère.
« Je savais que ce métier me rendrait heureux. Je ne me voyais pas avoir un travail de bureau avec des horaires classiques de 8h à 17h juste pour l’argent. Ma mère qui est commerçante m’a encouragé. Mon père qui est instituteur, en revanche, était circonspect. Il ne m’a pas empêché de faire de la photo. Il m’a juste dit : "Fais ce que tu veux, mais à toi d’en assumer les conséquences." »
Dans un pays où la bénédiction des parents est cruciale, cette parole paternelle résonne comme une mise en garde. Pour prouver son sérieux et apprendre les rudiments du métier, Noureddine Ahmed fait le choix de suivre une formation à la toute jeune Maison de l’image de Tunis. Là-bas, il fait la connaissance de Hamideddine Bouali, une des figures adulées et respectées du métier. Le doyen des photoreporters tunisiens le prend sous son aile et lui transmet son savoir-faire technique. Il lui prodigue aussi ce conseil d’ami : « N’étale pas tes convictions politiques. Contente-toi de t’exprimer avec tes photos ».
« Atmosphère violente » contre les journalistes
Une recommandation qui résonne avec une acuité particulière alors que Syndicat National des Journalistes Tunisiens (SNJT) s’inquiète de « l’atmosphère violente » qui s’empare parfois des manifestations en Tunisie. Avec 224 incidents répertoriés l’an dernier, les agressions sont au plus haut depuis cinq ans. En octobre dernier, un reporter de la télévision nationale a même fini à l’hôpital après avoir reçu des pierres de la part de manifestants anti-Saïed l’accusant d’être à la solde du pouvoir. Pro et anti ainsi fédérés dans leur méfiance et parfois haine des journalistes.
C’est cette défiance qui monte qui a poussé Noureddine Ahmed - agressé précédemment lors de manifestations et qui y a même perdu un appareil - à faire le choix de couvrir la dernière manifestation d’un immeuble en construction plutôt que de se mêler à la foule comme il le fait habituellement. Car pour lui, « aucune photo ne mérite que tu mettes ta sécurité en jeu. »
Le jeune homme très précautionneux a pourtant été mêlé à la politique sans le vouloir récemment et de quelle façon ! Pour motiver sa décision de geler le parlement, le président tunisien a brandi, lors du discours prononcé à l’occasion de la prestation de serment du nouveau gouvernement, des clichés saisis par des photoreporters tunisiens. Le premier cliché que l’homme fort de Carthage montre avec insistance est signé Noureddine Ahmed. On y voit des députés massés dans l’hémicycle et qui s’invectivent. Au milieu de cette foire d’empoigne, certains se disputent un fauteuil. La photo devient iconique, le symbole pour les Tunisiens de la lutte fratricide que se livrent leurs députés pour se maintenir au pouvoir au détriment des intérêts du peuple.
« En tout, le président a brandi quatre de mes photos ce jour-là. Maintenant j’ai un surnom, on m’appelle "le gars qui a pris la photo du fauteuil". Depuis ce discours, mes amis me charrient et me demandent d’envoyer une facture à Kaïs Saïed pour avoir utilisé mes photos »
Très fier de ce cliché, Noureddine Ahmed reconnaît que celui-ci lui a ouvert des portes par la suite. Lui dont les photos se retrouvent désormais dans de grands journaux comme Le Monde ou encore La Croix voit dans la photographie une invitation à l’humilité. Dans chaque reportage, une page blanche, une invitation à se renouveler et faire à nouveau ses preuves.
► Les dix photographes d’actualité tunisiens à suivre sur Instagram
- Hamideddine Bouali
- Nourredine Ahmed
- Yassine Gaïdi
- Ahmed Zarrouki
- Skander Khlif
- Nacer Talel
- Malek Mahwechi
- Ala Zemzmi
- Amine Landoulsi
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