Chemins d'écriture

Au cœur de «la danse de la vie», avec le Sud-Africain François Smith

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Alors que pendant l’époque de l’apartheid, en Afrique du Sud, on a assisté au triomphe des écrivains de langue anglaise, dont les plus connus ont pour noms Nadine Gordimer, Andre Brink ou John Michael Coetzee, la période post-apartheid voit émerger une diversité de talents, dont les plus visibles et les plus novateurs sont les afrikaanophones. La littérature en langue afrikaans a une longue tradition. François Smith, dont paraît ces jours-ci en traduction française le premier roman, Fille à soldats, appartient à cette tradition. Il puise son miel dans l’histoire particulière de sa communauté qui rejoint celle de la grande histoire sud-africaine.

François Smith est un écrivain afrikaanophone. Son premier roman vient de paraître en traduction française, sous le titre «Fille à soldats», aux éditions Actes Sud.
François Smith est un écrivain afrikaanophone. Son premier roman vient de paraître en traduction française, sous le titre «Fille à soldats», aux éditions Actes Sud. © Actes Sud
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« Pourquoi le paysan laboure-t-il ses terres ? Pourquoi le plombier installe-t-il le chauffe-eau ? Ce sont les mêmes raisons qui me poussent à écrire. J’écris parce que c’est ma vocation. Écrire, c’est ce que je dois faire, c’est ce qui donne sens à ma vie. »

Ainsi parle François Smith, écrivain afrikaanophone dont les éditions Actes Sud viennent de publier le premier roman Kamphoer. Afrikaaner d’origine française, l’auteur doit son prénom à ses ancêtres huguenots qui se sont installés dans la région du Cap au XVIIe siècle, après avoir été chassés de France par la révocation de l’Édit de Nantes en 1684. L’écrivain aime rappeler que son patronyme est, contrairement aux apparences, d’extraction hollandaise et se prononce « Smit », sans le « h ».

Paru sous le titre Fille à soldats, Kamphoer est un roman puissant et d’une grande maturité d’écriture, exceptionnel pour un premier roman. Il faut dire que son auteur n’est pas un nouveau venu dans le monde de la littérature. Depuis une dizaine d’années, il fait carrière dans l’édition en langue afrikaans en tant qu’éditeur indépendant et traducteur. Auteur lui-même d’une thèse sur le thème de la guerre dans la littérature, François Smith a aussi produit des nouvelles, avant de se lancer dans l’écriture de ce récit à souffle long.

Raisons d’un succès

Ce roman, qui a été publié en Afrique du Sud en 2014, est inspiré d’un récit véridique mettant en scène le périple mouvementé d’une jeune Sud-Africaine, sur fond de la guerre des Boers. Le livre a connu un énorme succès populaire, avec des ventes avoisinant 50 000 exemplaires.

L’auteur n’en revient toujours pas, car dans son pays les tirages des romans dépassent rarement les 5 000 exemplaires, sauf s’il s’agit de romans policiers ou de romans sentimentaux de la collection Harlequin. Ni l’un ni l’autre, Kamphoer est un roman sérieux et profondément littéraire.

Pour les critiques sud-africains, le succès de ce roman s’explique par son background historique de la guerre des Boers, qui avec le grand trek des colons vers l’intérieur des terres au XIXe siècle, fait partie des mythes fondateurs du peuple afrikaaner. Cette guerre qui dura trois ans, de 1899 à 1902, et opposa les Boers aux troupes de l’Angleterre coloniale, a marqué les esprits profondément. Un siècle après les événements, le traumatisme entraîné par les destructions massives qu’elle a occasionnées et l’emprisonnement des dizaines de milliers de femmes et d’enfants dans des camps de concentration, reste toujours vivace dans l’inconscient collectif.

Que raconte le roman ?

Kamphoer est une adaptation libre d’une biographie romancée publiée il y a quelques années en anglais par un certain Nico Moolman. Ce dernier à qui François Smith a dédié son livre, avait recueilli le récit de vie de sa protagoniste Susan Nell, auprès de sa fille adoptive.

Le personnage de Susan Nell a réellement existé. Elle avait 17 ans lorsque la guerre anglo-boer a éclaté, dévastant la région. Elle était fille de métayer et ayant perdu toute sa famille dans la guerre, elle s’est retrouvée parquée dans le camp de concentration de sa petite ville de Winburg. C’est là que ses bourreaux – deux officiers britanniques et un renégat boer - sont venus la chercher le 31 décembre 1901, avant de la frapper brutalement sur la tête et la violer. Elle fut laissée pour morte dans le veld où un couple mosotho l’a retrouvée. Médecins traditionnels, ces derniers l’ont portée dans une grotte voisine où ils l’ont soignée et ramenée à la vie.

Requinquée, elle partira pour le Cap, avant d’aller s’installer aux Pays-Bas où elle fait des études de psychiatrie. Elle retrouvera ses deux violeurs, le premier dans un hôpital psychiatrique en Angleterre en 1917, en pleine guerre mondiale. C’est sur sa confrontation avec son bourreau, une étape majeure de la reconstruction psychique de la jeune femme, que s’ouvre le roman de François Smith.

Défi artistique

Dans une interview accordée à RFI, François Smith est revenu longuement sur ce qui différencie son roman de celui de Nick Moolman :« J’ai gardé la trame principale de l’histoire, mais le défi que je me suis fixé consistait à imaginer en romancier comment une femme qui a subi un viol, accompagné d’extrêmes brutalités, réagirait en se retrouvant face à face avec l’homme qui a failli lui ôter l’étincelle de la vie. Qui plus est, j’ai tenté de raconter cette histoire du point de vue d’une femme, alors que je suis un homme. C’était un redoutable défi dont l’idée même me réduisait au silence. »

Pour l'auteur de Kamphoer, le défi était surtout artistique. L’écrivain le relève avec brio, mêlant son talent de conteur hors pair avec son sens étonnant d’effet quasi-cinématographique qui permet de visualiser l’action de son récit. L’une des scènes les plus troublantes du roman est celle où Susan, qui est devenue infirmière psychiatrique dans l’hôpital militaire de Devon, en Angleterre, emmène, sur sa moto, sur les routes de la campagne anglaise, un de ses patients militaires. Cet homme n’est autre que l’un de ses agresseurs de jadis et qu’elle avait reconnu dès qu’elle est venue travailler dans cet hôpital. Elle aurait pu se venger. Or, ce n’est pas la vengeance qu’elle cherche, mais la remémoration du mal. Elle lui prend la main avec une infinie tendresse et lui fait toucher la cicatrice sur son front, ce souvenir ineffaçable de la nuit fatidique. Dans cette scène, le désir se mêle magistralement au vertige de la souvenance du crime, ce qui n’est pas rappeler l’impossible réconciliation dans une Afrique du Sud post-apartheid, où Noirs et Blancs sont réunis à tout jamais dans une inexorable relation d’« amour-haine ».

Récit allégorique métaphorique du fossé entre puissants et faibles, qui continue de définir la société sud-africaine, Kamphoer frappe aussi par sa construction binaire où l’alternance entre le passé et le présent rythme la narration. Les chapitres impairs racontent le présent du vécu de la protagoniste. Et les chapitres pairs renvoient à l’obscurité de la grotte où la jeune femme s’était réfugiée après son viol. Il se trouve que c’est aussi le lieu où elle va renaître au monde et à la lumière, comme l’explique l’auteur : « Je tenais à débuter le livre au moment où l’héroïne reconnaît le nom du patient sur la porte de la chambre d’hôpital. Je me suis ensuite rendu compte que quelque chose de nouveau commençait au moment où celle-ci reprend connaissance dans la grotte où elle a été soignée et a été ramenée à la vie. Au fil de l’écriture, j’ai acquis la conviction que raconter cette histoire selon ces deux mouvements opposés, l’un allant de la lumière vers les ténèbres et l’autre des ténèbres à la lumière, était la forme appropriée pour ce roman. C’est ce qu’on appelle la danse de la vie. » 

Le lecteur ne sort pas indemne de cette « danse de la vie » aussi effrénée que poétique. François Smith, retenez ce nom : vous en entendrez parler.

 

Fille à soldat, par François Smith. Traduit de l’afrikaans par Naömi Morgan. Actes Sud, 294 pages, 22,50 euros.

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