Chemins d'écriture

«La bombe Batouala», de René Maran

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Le monde littéraire africain célèbre cette année le centenaire de l’attribution du prix Goncourt à l’auteur franco-guyanais René Maran pour son roman Batouala. Cette oeuvre, dont l’action se déroule en Afrique, révolutionna l’esthétique romanesque négro-africaine en rompant avec la littérature coloniale et en donnant la parole à ses protagonistes africains. Quelque chose change en littérature africaine. Batouala deviendra le livre de chevet des Senghor et des Césaire, futurs champions de la négritude.

René Maran remporta en 1921 le prix Goncourt avec son premier roman Batouala (Albin Michel)
René Maran remporta en 1921 le prix Goncourt avec son premier roman Batouala (Albin Michel) © DR
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« Civilisation, civilisation, orgueil des Européens et leurs charniers d'innocents. Rabindranath Tagore, le poète hindou, un jour à Tokyo, a dit ce que tu étais, tu bâtis ton royaume sur les cadavres. Quoi que tu veuilles, quoi que tu fasses, tu te meus dans le mensonge. A ta vue, les larmes de sourdre et la douleur de crier, tu es la force qui prime le droit. Tu n'es pas un flambeau, mais un incendie. Tout ce à quoi tu touches, tu le consumes. »

C’est sans doute le passage le plus célèbre de la préface de Batouala, roman de l’écrivain franco-guyanais René Maran. Il y a cent ans, cet écrivain, inconnu du grand public, prenait d’assaut le monde littéraire français en remportant avec son roman anti-colonial le prix Goncourt, le plus prestigieux prix littéraire de France et de Navarre. C’était un événement considérable car c’était la première fois qu’un écrivain noir remportait en France un prix littéraire aussi important, un prix littéraire tout court. C’était d’autant plus un événement qu’en 1921 le racisme anti-noir était rampant dans la France coloniale de l’époque, au point que l’élite intellectuelle soutenait encore mordicus que les Noirs se trouvaient dans un état pré-logique.  

Un réquisitoire dévastateur

Batouala fut un livre pionnier à plusieurs titres. C’est le premier roman sous la plume d’un auteur noir d’expression française critiquant la colonisation. Une sorte de « J’accuse » anti-colonial, qui rompait avec la tradition du roman colonial très en vogue à l’époque et dont les auteurs se montraient plutôt complaisants à l’égard des colons en Afrique. Les critiques contre la colonisation que formule René Maran dans Batouala ont préparé le terrain pour les réquisitoires autrement plus dévastateurs que publieront quelques années plus tard André Gide et Albert Londres, avec respectivement Voyage au Congo en 1927 et Terre d’ébène en 1929, qui dénoncent les dérives du système colonial français.

Par ailleurs, Batouala dont l’action se déroule en Afrique et qui donne la parole aux Africains comme son sous-titre « véritable roman nègre » le suggère, est aussi considéré comme le précurseur de la littérature africaine naissante. De ce point de vue, l'ouvrage fut un tournant, comme l’expliquait récemment le romancier Alain Mabanckou sur l’antenne de RFI : « Le roman "Batouala" est très important dans le corpus littéraire africain parce qu'il signe l'acte de naissance de la littérature négro africaine. Jusque-là, pour nous autres Africains, quand on lisait la littérature, on lisait plutôt ce que l'Européen avait écrit sur l'Africain. Et là, nous avions un romancier de nationalité martiniquaise, mais d'origine guyanaise, noire comme nous, et qui écrivait sur les réalités de l'Afrique noire avec des personnages africains, qui se passait quelque part dans l'Oubangui-Chari. »

Les « blancs frandjés »

Que raconte Batouala ? Il raconte l’effondrement tragique du pays des Bandas, dans l’Oubangui-Chari, sous l’effet délétère de la colonisation. Au cœur de l’intrigue, Batouala, héros éponyme et chef vieillissant de sa tribu. Figure tragico-comique, cet homme qui peine à faire régner la paix dans son foyer parmi ses neuf épouses, est aussi la mémoire de son peuple dont il connaît par le menu les grandeurs passées et les servitudes à venir. Marginalisé par le pouvoir colonial, il assiste impuissant à la dislocation de sa nation mise en coupe réglée par des « blancs frandjés » autrement dit les Français, et à la décimation des autochtones condamnés à des travaux incessants et non rétribués. Témoin de la lente descente aux enfers de son peuple, cherchant le remède à sa misère dans l’alcool ou la mort, l’homme Batouala est la métaphore de l’Afrique colonisée, en proie à une profonde crise existentielle.

Nous sommes ici loin du roman colonial qui avait fait de la célébration de la « mission civilisatrice » de l’homme blanc son alpha et oméga, pour entrer de plain-pied avec René Maran dans le militantisme anti-colonial qui replace l’Africain au centre de son continent. Il n’est donc pas étonnant que Batouala soit devenu le livre de chevet des Senghor et des Césaire, les futurs champions de la négritude, qui ont puisé dans la fiction de René Maran l’art et la manière de porter témoignage sur l’âme noire. Évoquant les circonstances d’attribution du Goncourt à ce livre viscéralement anti-establishment, c’est Senghor qui parle de « la bombe Batouala » car sa reconnaissance littéraire, rappelait-il, provoqua de violentes réactions dans les milieux coloniaux et étatiques.

Selon Boniface Mongo-Mboussa, « le mérite de Maran est d'avoir remué le couteau dans la plaie, pour reprendre une formule d'Albert Londres parce que l'Afrique centrale, c'était quand même la pire, la pire des colonies. Il y a eu des sociétés concessionnaires. De Brazza lui-même en est mort parce qu'il est allé faire une enquête. C'est pour cela qu'il a placé son texte dans une tradition humaniste, se revendiquant de Tagore… »

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En Oubangui-Chari

La critique de la colonisation par René Maran était d’autant plus pertinente que cette critique venait de l’intérieur même du système. Diplômé de l’Ecole nationale de la France d’outre-mer (anciennement l’Ecole nationale), le romancier avait été pendant treize ans administrateur colonial en Oubangui-Chari, territoire de l’Afrique équatoriale française. Il parlait les langues locales et comprenait donc les propos que tenaient ses administrés entre eux. Batouala naît des notes et observations glanées au cours des années, avec l’ambition de dire la réalité africaine telle quelle était sous la colonisation européenne. Or cette réalité était tellement tragique que le livre se lit comme une dénonciation du fait colonial. Le ton est donné dès la préface, restée dans les annales pour sa mise en cause vigoureuse de la colonisation et surtout de la philosophie qui sous-tendait le projet colonial.

On assista à une véritable levée de boucliers contre ce fonctionnaire trop honnête qui dut payer au prix fort sa dénonciation du système dont il faisait partie. Maran fut contraint de démissionner de l’administration coloniale, alors que Batouala, considéré comme un livre « dangereux », fut censuré par la France qui en interdit la diffusion en Afrique.

Cent ans après sa publication, le roman reste toutefois éminemment lisible. Parole à Alain Mabanckou qui explique pourquoi il faut lire ou relire Batouala . « Il y a plusieurs raisons. D'abord parce que ce roman a signé l'acte de naissance de la littérature africaine. Ensuite, parce que de plus en plus, nous ressentons à travers les jeunes la nécessité d'aller à la quête de leur identité, de leurs origines, de leur passé. Et ce passé se retrouve pratiquement ici, à travers une vie réelle, à travers des personnages vivants, à travers des personnages africains, à travers des intrigues à l'africaine. Loin de l'exotisme, mais très proche de la vie qui est la vôtre, de la vie qui est la mienne. »

Un homme entre deux mondes

Ce centenaire du Goncourt à Batouala est aussi une opportunité de découvrir le reste de l’œuvre de René Maran, qui a été minoré ou quasiment occulté par le prix. L’homme fut aussi poète, auteur d’une correspondance volumineuse.

Il a également à son actif d’autres romans, dont le plus connu est sans doute Un homme pareil aux autres, qui vient d’être réédité. Son héros, Jean Veneuse, incarne l’homme colonial aliéné, écartelé entre l’Occident et le pays natal colonisé. Sa situation existentielle n’est pas sans rappeler celui de René Maran qui fut, lui aussi, un homme des deux mondes.


Batouala, par René Maran. Réédité par les éditions Albin Michel, avec une préface d’Amin Maalouf de l’Académie française à l’occasion du centenaire du roman. Paris 2021, 261 pages, 17,90 euros.

Un homme pareil aux autres, par René Maran. Préface Mbougar Sarr. Réédité par les Editions du Typhon. Marseille, 2021, 225 pages, 17 euros.

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