Chemins d'écriture

Dans l'univers poétique de l'enfance et de la mémoire, avec Abdourahman Waberi ( première partie)

Publié le :

L’un des rares écrivains francophones de la Corne de l’Afrique, Abdourahman Waberi a fait irruption sur la scène littéraire dans les années 1990 avec des nouvelles poétiques d’une grande virtuosité. En trente ans de pratique littéraire ininterrompue, l’écrivain djiboutien s’est imposé comme un auteur majeur de la littérature africaine contemporaine, alternant récit, nouvelles, contes et poésies. Son dernier roman Pourquoi tu danses quand tu marches ? vient de paraître en format poche.  

Abdourahman Waberi vit aujourd'hui aux Etats-Unis, où il enseigne la littérature francophone.
Abdourahman Waberi vit aujourd'hui aux Etats-Unis, où il enseigne la littérature francophone. ©Paolo Montanaro/creative commons
Publicité

Abdourahman Waberi n’a pas encore obtenu le prix Goncourt, ni d’ailleurs le Renaudot, un prix qu’il aurait raté de peu en 2019, selon ses admirateurs. L’homme n’en demeure pas moins un écrivain majeur de la littérature africaine francophone contemporaine.

Né dans le Djibouti colonial en 1965, qu’il quitte à l’âge de vingt ans, pour partir poursuivre ses études en France, l’écrivain est aujourd’hui l’auteur d’une dizaine d’ouvrages, répartis entre romans, nouvelles et poésies. C’est une œuvre singulière, qui se signale à l’attention par son intensité poétique et sa diversité d’inspiration, de genres et de sensibilités. Contrairement à beaucoup d’autres écrivains qui donnent l’impression d’écrire le même livre, le Djiboutien met sans cesse l’ouvrage sur le métier, cherchant à renouveler la forme et le fond de ses écrits. Son corpus compte ainsi des récits engagés, de la politique-fiction, des thrillers, des biographies fantasmées, des nouvelles poétiques, avec comme point d’ancrage, comme l’intéressé aime à le répéter, le refus de toute assignation et la quête à jamais inassouvie de soi et du monde.

Poignant et personnel

Avec son dernier roman, paru en 2019 et qui vient de sortir en format poche, l’écrivain aborde une nouvelle étape de sa création littéraire, en se mettant en scène sur le mode autofictionnel pour la première fois. L’auteur évoque dans le pages de ce récit autobiographique des questions existentielles, à partir d’une conversation dramatisée entre un père et sa fille. « Papa, pourquoi tu danses quand tu marches ? » demande la petite Béa à son père dont le pied bot et la démarche chaloupée l’interpellent depuis qu’elle a pris conscience des choses de la vie. Difficile pour le père de se dérober à cette interrogation innocente et audacieuse. Boîtant comme l'auteur, il répond en racontant à sa fille son Djibouti natal, son enfance, la pauvreté, les privations, les tourments de la polio, mais aussi la sollicitude de ses parents, le désert mouvant, la mer Rouge et sa lumière. Les souvenirs reviennent au galop. Reviennent aussi chaleur, sueurs et frissons, tout ce qui fait la force de ce roman poignant et personnel. Il n’en surprend pas moins par son écriture confessionnelle, l’auteur étant toujours resté très discret sur sa vie privée, son enfance, son adolescence, les révoltes et les souffrances qui ont été à l’origine de sa venue à l’écriture.

Autrefois, afin d’éviter d’étaler sur la place publique ses maux personnels, à ceux qui lui demandaient pourquoi il écrit, le Djiboutien avait pris l’habitude de répondre que c’était parce qu’il ne savait pas danser la polka. « …la polka ou le tango, se souvient l'auteur; ça dépendait des jours et c'était déjà sans doute une manière de dire subrepticement que j'ai un handicap, une séquelle de polio. Pendant longtemps, il était hors de question pour moi de parler de ça. « Ça » étant mon corps. J’ai trouvé ça à l'époque indécent, voire irrévérencieux, parce que j'avais pour une part caché ces souffrances-là qui sont miennes. Et d'autre part, j'avais tendance à considérer que la littérature concerne principalement l'extérieur, c'est à dire le monde. Donc parler de soi, parler de ses petits bobos me paraissait totalement déplacé. Il m'a fallu dépasser la cinquantaine pour faire un tour, une petite révolution sur soi-même, et finalement, considérer qu’écrire à partir de ses bobos ou ses petits problèmes de santé, n'était pas si étranger au monde et n'était surtout pas étranger à l'être que j'étais et que je suis et qui, lui, essayait d'attraper le monde. Il ne fallait donc pas forcément aller au Rwanda comme je l'ai fait pour parler des choses sérieuses. On pourrait très bien aussi parler des choses sérieuses à partir de son petit périmètre corporel. »

Le corps est politique. C’est une prise de conscience capitale pour le romancier. Pour ce dernier, elle a aussi partie liée avec son installation aux États-Unis au début des années 2010, lorsqu’il est invité à venir enseigner les littératures françaises et francophones dans les universités américaines.  « Le retour sur moi, si j'ose dire ça, sur mon corps, écrire à partir de soi est venu après être allé aux États-Unis, explique Waberi. Je suis allé aux Etats-Unis en 2010. En 2012, à peu près, je savais que j'allais y rester plus longuement et j'ai découvert aussi cet autre continent, cette autre manière d'être noir. Je connaissais un peu la manière noire d'être Africain, la manière noire d'être « afropéen », comme on dit aujourd'hui. Il a fallu aussi lire, notamment certaines femmes, par exemple, comme la poétesse Audrey Laude, qui est une femme puissante, homosexuelle, très politique, mais qui a aussi parlé beaucoup de son corps, de sa maladie, d'elle-même et qui nous a fait comprendre que parler de soi était très politique au fait. »

Trilogie sur Djibouti

La trajectoire littéraire d’Abdourahman Waberi commence dans les années 1990, avec la parution de sa trilogie sur Djibouti. L’écrivain franco-djiboutien appartient à ce qu’on a appelé la quatrième génération d’auteurs africains, qui a fait irruption sur la scène littéraire au cours des dernières années du siècle écoulé, en rupture avec le grotesque, le rocambolesque et le magique popularisés par les Kourouma et les Sony Labou Tansi.  

Cette trilogie est composée de deux recueils de nouvelles intitulés Le Pays sans ombre (1994) et Cahier nomade (1994), et d’un roman, Balbala, mettant en scène un quatuor subversif. Tiraillés entre le désenchantement des indépendances africaines et le romantisme des promesses révolutionnaires, ces ouvrages ont fait la réputation de leur auteur en tant qu’écrivain engagé et sensible aux maux de la cité.

Les livres de Waberi sont aussi des textes profondément poétiques. Venu à la littérature par la poésie, l’écrivain déploie dans sa prose une sensibilité lyrique exacerbée qui se nourrit de la poésie nomade folklorique de son terroir et de ses lectures rimbaldiennes. Compté parmi les premiers auteurs djiboutiens de langue française, il parvient aussi à faire émerger à travers ses écrits les enjeux de la langue du colonisateur imposée à travers l’école.

Elle n’en a pas été moins assimilée par les colonisés avec gourmandise et talent, comme l'affirme l'auteur de Cahier Nomade« Je viens d'une famille très modeste. Ni ma mère ni mon père ne savaient lire. J'avais un rapport d'étrangeté avec les livres. C'est l'école française qui m'a apporté la lecture et l'instruction. J'ai donc ce rapport d'étrangeté à la langue française, j'ai compris, adolescent, que posséder la langue dans ce Djibouti colonial ou postcolonial, à l'orée de la décolonisation, au milieu de ces familles ou de ces gens qui ne lisaient pas le français, connaître la langue française et la parler était déjà un pouvoir. Par exemple, quand on arrive à lire des papiers administratifs ou qu'on écrit à leur place, ça, ça, ça montre qu'on a tout d'un coup plus de pouvoir que ses propres parents. »

Comment le pouvoir de la langue corrompt et libère en même temps, comment il détruit et permet aux locuteurs de se reconstruire à travers l’écriture, ce sera le sujet, samedi prochain, du second volet de cette chronique consacrée au chemin d’écriture du romancier franco-djiboutien Abdourahman Waberi.


Pourquoi tu danses quand tu marches ?, par Abdourahman Waberi. Collection « Folio », Gallimard, 224 pages, 8, 10 euros.

NewsletterRecevez toute l'actualité internationale directement dans votre boite mail

Suivez toute l'actualité internationale en téléchargeant l'application RFI

Voir les autres épisodes