Chemins d'écriture

Dans le sillage des femmes puissantes, avec Chika Unigwe

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Premier roman de la Nigériane Chika Unigwe à paraître en français, Fata Morgana raconte les trajectoires riches en drames et en rêves de quatre prostituées africaines échouées sur les trottoirs d’Europe occidentale. Victimes des circonstances tragiques de la vie, mais aussi du chaos qui règne dans leurs pays, elles tentent de reprendre avec le courage du désespoir la maîtrise de leur vie. Un roman poignant et puissant.

L'écrivaine nigériane Chika Unigwe
L'écrivaine nigériane Chika Unigwe © Valeria Vernizzi/Flickr.com
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Immigration, marginalisation des femmes, lente dérive des pays fraîchement indépendants sont quelques-uns des graves phénomènes sociaux et politiques auxquels est confronté notre monde postcolonial. Ces questions sont au cœur de Fata Morgana, deuxième roman de Chika Unigwe. Elles sont surtout incarnées par les quatre protagonistes femmes de cet opus social quasi balzacien. A travers le récit épique et choral de leurs trajectoires peu communes qui ont conduit des faubourgs des capitales africaines aux mégapoles européennes, le roman raconte les passions et les épreuves de notre temps.

Les héroïnes de Chika Unigwe ont pour nom Sisi, Ama, Efe et Joyce. Quatre jeunes femmes africaines qui se prostituent dans le quartier chaud d’Anvers, sous le regard scrutateur et sans empathie de leur « Madame ». Récemment débarquées de Lagos, elles sont toutes passées par les mains expertes du gros Dele, un trafiquant sexuel de Lagos, qui a fait sa fortune en approvisionnant les bordels de l’Europe occidentale en « chair fraîche africaine ».

« J’envoie des filles en Europe tous les mois. Anvers. Milan. Madrid. My gals dey there. Tous les mois, quatre filles. Parfois cinq ou plus », se vante Dele pour convaincre l’une des potentielles candidates à l’immigration vers le continent européen, débordant de luxe et richesses. Prix : 30 000 euros, à rembourser par mensualités de 500 euros. Mais gare aux manquements, prévient le trafiquant. « No try cross me o. T’avise pas de chercher à me doubler. Personne ne double Senghor Dele. »

Ni l’offre exorbitante ni la menace brandie par le « big man » n’ont réussi à dissuader les quatre protagonistes de Fata Morgana. Le chaos qui règne sur leur continent ne leur laisse guère d’autre alternative que d’aller vendre leur corps dans la lointaine Europe.

Des femmes puissantes

Née à Enugu, au Nigeria, en 1974, l’autrice Chika Unigwe partage aujourd’hui sa vie entre le pays natal et les Etats-Unis. Elle a vécu une quinzaine d’années en Belgique où elle avait suivi son mari ingénieur, originaire de ce pays. La Belgique est aussi le lieu où est campée l’action de Fata Morgana.

Auteure de quatre romans et d’un recueil de nouvelles, Chika Unigwe fait partie du club très select des écrivains africains les plus marquants et les plus prometteurs de sa génération. « J’ai toujours voulu écrire », aime à répéter la Nigériane, qui s’est signalée à l’attention en inscrivant son œuvre dans le sillage des grandes romancières femmes de son pays, notamment Flora Nwapa. L’auteure de Fata Morgana se souvient avoir été en classe de primaire avec la fille de cette romancière pionnière des lettres nigérianes.

« Dans les années 1970-80, tout le monde au Nigeria connaissait Flora Nwapa et moi aussi, je voulais faire comme elle, confie la romancière. Faire une carrière dans l’écriture me semblait plus cool que de devenir médecin, avocate ou enseignant. » Plus tard, elle consacrera une thèse de doctorat à l’œuvre de Flora Nwapaet d’autres écrivains femmes de son pays. « Ma thèse de doctorat avait pour thème “L’Ecriture des femmes Ibo comme un acte de réparation”, raconte la romancière. J’ai essayé de montrer que Flora Nwapa, Buchi Emecheta et d’autres romancières qui ont émergé dans leur sillage, présentent les femmes très différemment, comparées aux écrivains masculins. Dans mon corpus, il y avait Efuru, le premier roman de Flora Nwapa, publié en 1962, soit quatre années après la parution du Monde s’effondre de Chinua Achebe. Pour la première fois, c’est une femme de caractère qui se retrouve sur le devant de la scène dans une oeuvre de fiction nigériane. Efuru est centrale au roman car elle prête son nom à l’intrigue. Efuru est indépendante, Efuru est riche. En tant que romancière moi-même, je suis attirée par des femmes puissantes. »

A l’instar d’Efuru, les quatre protagonistes de Fata Morgana sont, elles aussi, des femmes puissantes. L’auteure s’est intéressée à la problématique de la prostitution après avoir découvert pendant son séjour en Belgique que les prostituées africaines travaillant sur les trottoirs d’Europe de l’ouest étaient majoritairement d’originaire nigériane. Son roman est le résultat d’une enquête au long cours menée cinq ans durant dans les quartiers chauds d’Europe. Ce qu’elle a découvert en bavardant avec les jeunes prostituées africaines qui s’exposent dans des vitrines en verre des quartiers rouges, paradant en dessous sexy et affriolants pour attirer le client, a changé pour toujours le regard qu’elle a longtemps porté sur la prostitution.

« Quasiment 100% des prostituées nigérianes auprès desquelles j’ai pu enquêter m’ont confirmé, se souvient-elle, qu’elles faisaient ce métier afin de pouvoir subvenir aux besoins de leurs proches. Ces femmes étaient les principaux gagne-pain de leur famille, rôle qui était jusqu’ici dévolu aux hommes. Pourtant, dans les documentaires qu’on peut voir sur les prostituées, celles-ci sont essentiellement présentées comme étant animées par l’appât du gain facile. Pour ma part, les femmes que j’ai rencontrées étaient mues par un profond sentiment de responsabilité familiale, ce qui était une révélation pour moi. J’ai aussi découvert que certaines de ces femmes étaient diplômées de l’université, mais n’avaient pas réussi à trouver d’emplois adéquats. Ces découvertes m’ont choquée car rien de tout cela ne correspondent aux stéréotypes véhiculés sur les prostituées. » 

« Belle Jik »

Fata Morgana raconte une histoire de sororité réunissant quatre femmes africaines qui partagent un appartement dans le quartier chaud d’Anvers. Joyce, Ama, Efe et Sisi viennent pourtant d’horizons très différents, mais leurs trajectoires se ressemblent. Elles sont ponctuées de soubresauts de la vie qui vous explosent au visage brutalement quand on habite dans des pays où des passions communautaires et collectives empêchent la paix civile de s’installer.

C’est le cas de Joyce, originaire du Soudan. Violée à l’adolescence par les milices janjawid, elle a vu ses agresseurs tuer ses parents sous ses yeux, son frère se faire brutaliser, son village incendié. Sa route d’infortune l’a conduite d’abord à Lagos, puis à Anvers, avec escale en chemin à la case Senghor Dele.

Ama, la deuxième prostituée, est une révoltée. Violée par son beau-père pasteur dès l’âge de 8 ans, elle a grandi au milieu du luxe et de la volupté propres à la bourgeoisie nigériane, avant de s’enfuir de la maison dans sa tentative désespérée de prendre en charge sa vie.

L’histoire d’Efe n’est pas moins émouvante. Issue d’un bidonville pauvre de Lagos, celle-ci a longtemps cru aux promesses de son amant adipeux et séducteur, avant de se retrouver mère à l’âge de 16 ans. Elle empruntera le chemin d’Anvers afin de pouvoir assurer une vie digne à son fils ainsi qu’à ses frères et sœurs dont la survie dépend de l’argent qui arrive tous les mois de la lointaine Belgique. Ils rendent hommage à la Belgique qu’ils appellent « Belle Jik », qu’ils croient dans leur naïveté être « tout près de Londres. C’est la porte à côté ». 

Un vent de fantaisie

Le roman s’ouvre sur la disparition de Sisi, trouvée morte dans une décharge sauvage d’Anvers, la tête fracassée. Elle avait voulu quitter trop tôt le bordel sans avoir réglé son dû à son souteneur. L’histoire de Sisi, diplômée de l’université de Lagos et victime de la corruption et du népotisme qui gangrènent le Nigeria, est emblématique de la dérive des pays montants, fraîchement indépendants. Cette trajectoire est également emblématique des femmes migrantes, victimes des mirages d’Europe et que met en scène avec brio Chika Unigwe dans ses romans.

Il n’en reste pas moins que les Sisi, Ama, Efe et autres Joyce qui peuplent les pages de Fata Morgana sont des battantes forcenées, luttant obstinément pour conquérir leur liberté sexuelle, matérielle et imaginative. Elles sont de véritables féministes, comme l’affirme Chika Unigwe : « Oui, elles sont féministes. Elles savent que c’est parce qu’elles sont femmes que la société les a laissé tomber. La prostitution était la seule voie ouverte à elles pour sortir de la pauvreté. Je ne sais plus si c’est dans le livre ou non. L’une de mes interlocutrices m’a expliqué qu’elle savait qu’elle allait devoir travailler plusieurs années, gagner assez d’argent afin d’être à l’abri, et qu’elle se marierait ensuite. Elle trouvera l’homme qu’il lui faut et qu’elle lui paiera l’argent de la dot que le marié verse à sa future belle famille. Dans une société patriarcale comme la nôtre, peut-on être plus féministe que cette femme qui envisage de se payer un mari ? »

Il y a quelque chose de balzacien dans ce roman réaliste sur les drames de la migration, racontés avec une sensibilité résolument moderniste, comme en témoigne la narration polyphonique de Chika Unigwe. La fin du récit, empreinte d’un soupçon de réalisme magique, fait souffler un vent de fantaisie dans ces pages où espoirs et désespoirs font chambre commune.


Fata Morgana, par Chika Unigwe. Traduit de l’anglais par Marguerite Capelle. Editions Globe, 300 pages, 23 euros.

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