Arpenter les gouffres amers de l’Amérique noire, avec Leila Mottley
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À peine sortie de l’adolescence, l’Américaine Leila Mottley s’impose avec un premier roman ambitieux, qui mêle avec brio fiction et réalité, intrigue romanesque et goût pour des mots et des métaphores. Titre incontournable de la rentrée littéraire étrangère 2022, Arpenter la nuit raconte la descente aux enfers d’une jeune fille noire livrée à elle-même et aux brutalités d’un monde prédateur et impitoyable.

« Mon nom est Leila Mottley. J’ai 20 ans et je suis une écrivaine. Arpenter la nuit est mon premier roman publié et le troisième sous ma plume. Je l’ai commencé quand j’avais 16 ans et 17 quand je l’ai fini. J’ai écrit mon tout premier roman à 14 ans et j’en avais 15 quand j’ai écrit le second. Oui, j’aime écrire. J’entretiens un lien quasi-instinctif avec les mots et le langage. Je savais que je tenais avec Arpenter la nuit un matériau puissant. Je l’ai écrit d’une seule traite. Puis, il y a eu un gros travail de réécriture pour mettre les mots au diapason de la vision qui me trottait dans la tête. »
Ainsi se présente l'Américaine Leila Mottley. Paraissant en français ces jours-ci, son premier roman Arpenter la nuit est un livre à la fois puissant, poignant et poétique. Basé sur des faits réels, le roman raconte l’histoire de Kiara, une adolescente noire vivotant dans un immeuble d’East Oakland, en Californie.
Kiara a 17 ans. Désargentée, elle arpente les trottoirs de sa ville, proposant son corps au premier venu, afin de payer son loyer et subvenir aux besoins de ses proches. Elle devient l’esclave sexuelle d’une bande de policiers ripoux dont Leila Mottley met en scène la corruption et la brutalité dans des pages dignes des meilleures anthologies sur la domination sociale et les pratiques sadomasochistes. Le roman s'inspire d'un scandale de mœurs qui a secoué la ville d'Oakland il y a quelques années, impliquant son institution policière.
Poète-performeuse
Primo-romancière, à peine plus âgée que sa protagoniste, Mottley décrit la société américaine et son chaos avec une maturité confondante. « Je crois être tombée amoureuse de l’écriture dès le moment où j’ai appris à écrire », aime à répéter la jeune auteure. Avec un père scénariste et dramaturge et une mère institutrice, l’écriture est quelque chose de naturel chez les Mottley. Dans la postface de son roman, l’auteure rend hommage à ses parents pour lui « avoir offert une maison remplie de livres et pour (lui) avoir enseigné la valeur de la lecture ».
C’est par la poésie que Leila Mottley est entrée en littérature. Elle est poète-performeuse depuis son plus jeune âge sur les scènes artistiques de sa ville natale. Son goût pour les mots et les métaphores lui a valu d’être désignée, en 2018, à l’âge de 15 ans, « Oakland Youth Poet Laureate ». Elle s'essayait parallèlement à l’écriture de récits en prose, quand en 2015 a éclaté l’affaire des policiers d’Oakland dont elle s’est inspirée pour écrire son roman.
« Quand le scandale a éclaté, se souvient la romancière, les médias locaux d’Oakland s’en sont saisis immédiatement et ils en ont parlé jusqu’à satiété. Il aurait été difficile de passer à côté. Je me souviens d’avoir été frappée par la couverture médiatique de l’affaire d’Oakland, qui passait sous silence le drame qu’avait vécu la victime et comment elle avait été abîmée physiquement et psychiquement par tout ce qu’elle avait subi. Le traitement journalistique était centré sur les policiers. Alors, quand c’était mon tour de raconter, j’ai tenu absolument à ce que l’histoire soit présentée du point de vue de la victime afin que les lecteurs aient l’impression d’être à l’intérieur de la tête du personnage et qu’ils puissent toucher du doigt ce sentiment d’immense vulnérabilité que connaissent tous les adolescents noirs de ce pays. »
Vulnérabilité de l’adolescence noire
Cette vulnérabilité de l’adolescence noire face notamment à l'institution policière, Leila Mottley l’a connue de près, ayant grandi dans une Amérique envenimée par la question raciale. Cette thématique est au cœur du récit d’exploitation et de survie que raconte la romancière à travers les drames qui ponctuent la très jeune vie de son héroïne.

Sur plus de 400 pages, le roman égrène les combats pour la survie de Kiara. Le monde de l’adolescente s’est effondré avant même que ne s’ouvre le récit. Sa famille fracturée par les morts et les drames qui rappellent le monde impitoyable des tragédies grecques, elle est livrée à elle-même dans son appartement de location qu’elle partage avec son frère aîné. Alors que ce dernier trouve refuge dans les drogues et son rêve de devenir une star de rap, Kiara s’emploie à joindre les deux bouts, vendant son corps sur la place publique. Les choses dérapent pour elle lorsqu’elle est arrêtée pour racolage par des policiers impliqués dans un trafic de prostituées. On connaît la suite, faite de jeux sexuels cruels, d’abus et d’exploitation.
« Je suis rien qu’un morceau de fille recouvert de chair », chantonne parfois Kiara pour se donner du courage. C’est ce récit souterrain de résistance intérieure qui fait véritablement la force de ce roman, une résistance contre le pouvoir blanc et le patriarcat enracinée dans l’Histoire, comme dans les romans de Toni Morrison…
« La résistance des femmes noires, explique Leila Mottley, remonte à la période de l’esclavage et à l'ère coloniale lorsqu’on leur répétait que leur devoir consiste à assurer avant tout la sécurité de leur entourage. Kiara n’accepte pas passivement l’injonction de la société qui veut la réduire à son rôle de gardienne naturelle des hommes de sa famille, sans se préoccuper de menaces qui pèsent sur elle. Je voulais donner à voir à travers ce roman la vie intérieure vibrante et tourmentée des adolescentes noires d’aujourd’hui. »
On ne sort pas indemne de ces pages. L’histoire de la descente aux enfers de Kiara, ses révoltes et ses drames, racontée dans une langue maîtrisée, limpide et souvent lyrique ; hantent le lecteur longtemps. Avec ce premier roman, singulier et prometteur, Leila Mottley s’impose comme une nouvelle voix des lettres noires américaines. À suivre.
Arpenter la nuit, par Leila Mottley. Traduit de l’anglais par Pauline Louquin. Éditions Albin Michel, 402 pages, 21,90 euros.
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