Dans les marges de la vraie vie, avec l’Africain-Américain Brandon Taylor
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Brandon Taylor s’est imposé outre-Atlantique avec Real Life, son premier roman autofictionnel qui frappe par son économie de moyens et sa finesse d’observation sociale. Son écriture moderniste et introspective a valu à son auteur d’être comparé à Virginia Woolf. Invité du festival America 2022 qui s’est tenu à Paris récemment, Brandon Taylor parle de son chemin d’écriture et de son roman au micro de RFI. Entretien avec une star montante de la littérature noire américaine.

RFI : Real Life met en scène un personnage central qui vous ressemble et qui a le même parcours intellectuel et spirituel que vous. Quelle est la part de fiction et la part d’autobiographie dans ce roman ?
Brandon Taylor : Wallace, mon personnage, tout comme moi, nous venons du Sud profond. Nous sommes tous les deux gay, noirs, issus des milieux pauvres, où la vie était difficile. Le roman s’ouvre sur l’annonce de la mort du père de Wallace. Mon père, lui, est bien vivant. Il y a en effet beaucoup de choses dans la vie de Wallace qui ressemblent à ce que moi j’ai pu connaître, sans que nos expériences se superposent. Pour écrire le personnage de Wallace, je me suis beaucoup inspiré des événements survenus dans ma propre vie, tout en m’employant toutefois à les fictionnaliser. Cela donne un récit, à 100% fiction.
Wallace est le seul étudiant noir à étudier dans cette université du Midwest où vous avez campé votre roman. Le racisme dont il est victime est insidieux, subliminal et rend difficile la quête identitaire de votre personnage. Vous vouliez raconter le racisme universitaire ?
Quand j’étais en train d’écrire mon roman, je ne pensais pas du tout au racisme. Je concentrais toutes mes énergies à tenter de bien raconter la quête de soi de mon héros. Je tentais surtout de restituer les inquiétudes de Wallace qui vivaient les mois d’été sans doute les plus déterminants de sa vie, dans le campus universitaire où j’ai situé son histoire. C’est seulement en relisant le premier jet, que je me suis rendu compte que j’avais occulté le racisme auquel un jeune homme noir ne peut échapper, alors qu’il évolue dans un milieu blanc, certes progressiste et libéral, mais en plein Etats-Unis. Effacer totalement cette dimension dans le récit serait trahir la vérité du vécu. C’est donc, après relecture, que j’ai inscrit le racisme dans le roman, presque ligne par ligne, négociant laborieusement phrases et ressentiments.
Ce qui frappe dans votre livre, c’est le style introspectif qui témoigne d’une grande maturité d’écriture et de construction de personnages. Et pourtant c’est votre premier roman…
Si j’ai fait preuve de maturité, elle me vient, je crois, de toutes ces lectures qui ont émaillé ma vie jusqu’ici. Quand j’étais jeune garçon, je lisais déjà énormément. Je me souviens lorsqu’on m’envoyait faire des courses à l’épicerie, j’emmenais sous les bras les romans sentimentaux que je lisais à l’époque. Il m’arrivait même de me jeter sur les magazines médicaux auxquels ma tante qui était infirmière était abonnée. Constamment taraudé par une soif de lectures, je faisais miens les moindres bouquins que je trouvais sur mon chemin. Enfant solitaire, je cherchais à combler ma solitude en lisant et en me racontant de petites histoires que j’imaginais.
La critique américaine a comparé votre roman à la prose de Baldwin, notamment à son roman Giovanni, mon ami (1958) qui traite aussi du thème de l’homosexualité. Quelle a été l’influence de Baldwin sur votre formation en tant qu’écrivain ?
Je n’écris pas tout à fait dans la tradition d’un Baldwin ni d’un Richard Wright. Il est toutefois vrai que ces écrivains africains-américains ont créé l’espace dans lequel mes récits peuvent exister, mais mes ancêtres littéraires s’appellent Jane Austen ou Mavis Gallant. J’ai beaucoup lu ces auteures et je me sens plus proche d’elles. Mavis Gallant met en scène des personnages d’exilés, évoluant dans l’entre-deux et inadaptés aux normes des sociétés auxquelles ils appartiennent. Les personnages de Mavis me ressemblent, tout comme je me plais dans l’univers de Jane Austen. Or sur des thèmes liés au monde noir, je me sens plus proche de Baldwin. C’est ça qui est formidable en littérature. On peut puiser son miel dans autant de traditions qu’on veut et s’inspirer de tous les livres qu’on a aimé lire.
Comment est-ce que vous écrivez ?
Je mets beaucoup de temps à trouver la phrase d’ouverture, qui donne en quelque sorte le « la » du récit à venir. Et quand j’ai trouvé cette phrase inaugurale, j’ai tendance à faire confiance à la voix qui va avec et qui est propre au roman, à la nouvelle ou à l’essai que je suis en train de rédiger. Après, je ne m’inquiète plus, car je sais que la suite se mettra automatiquement en place. Le langage est primordial pour moi. Tout vient du langage, qui contient en lui personnages, structure, cadre, temporalité, ton, atmosphère, tout quoi !
Tout le monde comprend le sens littéral de Real Life, qui est le titre de votre roman. La vraie vie, mais encore…
Lorsque je faisais mes études supérieures, on se disait avec mes camarades qu’un jour on sera dans la vraie vie. Nous serons des adultes, ce qu’on n’est pas encore tout à fait quand on est à l’université. Wallace, lui, quand il parle de la vraie vie, il pense qu’il pourra un jour vivre sa vie selon ses propres termes, sans s’en laisser imposer. Il rêve d’un futur où il sera moins vulnérable et libre, libéré surtout des fantômes de son passé, qui fut tellement traumatisant. Avec ce titre, « Real Life », je voulais injecter dans ce récit de la vie quotidienne un élément d’espoir et d’optimisme.
Résumé
Les déboires d’un homosexuel noir en pleine crise identitaire
Real life est le premier roman sous la plume d’un scientifique en train de se reconvertir en littéraire. Son auteur, l’Américain Brandon Taylor, l’a écrit lorsqu’il était encore doctorant en biochimie cellulaire à l’université de Wisconsin, avant qu’il laisse tomber les études scientifiques pour participer au célèbre atelier d’écriture d’Iowa. Les dilemmes et les interrogations de l’auteur sont à l’origine de Real Life, largement autofictionnel. Wallace, son héros et le double de l’auteur, se trouve à un tournant de sa vie, tournant professionnel, sentimental, familial et peut-être plus encore. Le roman brosse le portrait d’un homosexuel noir en pleine crise d’identité.
L’action se déroule dans un milieu universitaire, majoritairement blanc. Au département de biologie cellulaire où il poursuit ses études doctorales, Wallace est régulièrement en butte à des attitudes racistes et paternalistes de la part de ses pairs. Ses travaux d’expérimentation au laboratoire sont sabotés par des collègues racistes et homophobes, mais sa hiérarchie ne semble pas très sensible à ses déboires. Dégoûté par le traitement qui lui est réservé, Wallace décide d’aller retrouver son groupe de camarades dont le beau Miller, censé être un straight, mais avec qui Wallace entretient une liaison qui n’est pas que platonique. Le long weekend d’automne, au cours duquel se déroule l’action du roman, ne fait que commencer.
À la fois « campus novel » et roman d’apprentissage, Real Life est construit comme une tragédie grecque, avec son unité de lieu (campus universitaire), son unité de temps (un long weekend) et son unité d’action (crise identitaire et amoureuse). La prose élégante et introspective de Taylor n’est pas sans rappeler La Chambre de Giovanni de James Baldwin. Le roman qui a été aussi comparé à La Promenade au phare de Virginia Woolf, fut finaliste du prestigieux Man Booker Prize 2020. Attention, talent !
Première phrase : « Par une fraîche soirée de fin d’été, Wallace, dont le père était décédé depuis plusieurs semaines, décida d’aller retrouver se amis sur la jetée, après tout. »
Real Life, par Brandon Taylor. Traduit de l’anglais par Héloïse Esquié. Editions La Croisée, 303 pages, 21,90 euros.
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