Chemins d'écriture

La tempête, version José Eduardo Agualusa

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L’Angolais José Eduardo Agualusa est l’une des grandes voix des lettres lusophones africaines. Depuis son premier roman paru en 1989, il a construit, livre après livre, une œuvre à la fois grave et poétique, empreinte de fantaisie et d’humour, portant sur les dysfonctionnements du monde contemporain. Son dernier roman Les vivants et les autres qui vient de paraître en français ne déroge pas à la règle. Il fait la part belle à l’imagination, l’utopie et à la magie de la parole poétique. 

L'écrivain portugais, José Eduardo Agualusa en novembre 2010. (Image d'illustration)
L'écrivain portugais, José Eduardo Agualusa en novembre 2010. (Image d'illustration) © CC BY-SA 3.0
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 « Chaque fois que quelqu’un lui demande « vous êtes d’où ? », Ofelia ferme les yeux et voit […] une femme à la peau teinte d’ocre-rouge, aux épaisses nattes, qui tient une petite fille dans ses bras. « Je suis du Sud », répond-elle. En d’autres occasions, voulant choquer ses interlocuteurs, elle choisit […] une formule différente : […] « Je suis de là où il y a des palmiers, bordel ! Ni Angolaise, ni Brésilienne, ni Portugaise. Là où il y a un palmier, je suis de là !  Je suis de la mer, des forêts et des savanes. Je viens d’un monde qui n’est pas encore arrivé : sans dieux, sans rois, sans frontières, et sans armées. »

Ce court passage est extrait des Vivants et les autres, le dernier roman de l’Angolais José Eduardo Agualusa, paru en traduction française en début d’année. Avec une trentaine d’ouvrages à son actif, romans, poèmes, reportages, nouvelles, Agualusa est une figure majeure de la lusophonie africaine et sans doute l’un des auteurs africains contemporains les plus féconds et inventifs.   

Les vivants et les autres, qui est le quinzième roman sous la plume de l’écrivain angolais, évolue autour du thème de la création littéraire, ses heurs et malheurs, sur fond d’apocalypse et d’angoisse millénariste de fin du monde. Dans le récit, ces sujets sont portés par des personnages de poètes et de romanciers africains, dont certains sont fictionnels, d’autres affichant des noms d’auteurs contemporains, aussi illustres que réels : Breyten Breytenbach, Fatou Diome, Sami Tchak, Teju Cole, pour ne pas les nommer.

Cette alliance de fiction et de réel, de l’onirique et du vécu, est la marque de fabrique de José Eduardo Agualusa. Dans l’un de ses précédents romans, n’avait-il pas attribué le rôle du narrateur à un gecko habité par l’esprit du maître argentin Jorge Luis Borgès ?

Un festival littéraire

Récit à la fois littéraire et d’anticipation, Les Vivants et les autres donne la parole à des écrivains africains, réunis dans le cadre d’un festival littéraire. Pendant que les festivaliers parlent, dissertent et célèbrent leur art, une tempête tropicale provoquée par un cataclysme nucléaire vient frapper la planète et par ricochet l’île où se tient le festival. « L’intrigue de mon roman évolue autour d’un groupe de romanciers africains réunis sur une île, au large du Mozambique, résume l’auteur. Ils sont coupés du monde, peut-être même que le monde a cessé d’exister. Mais c’est à ces écrivains qu’incombe la tâche de ressusciter le monde par la seule magie des histoires qu’eux seuls savent raconter. Avec Les Vivants et les autres, j’ai voulu faire un roman sur le pouvoir des mots, le pouvoir des récits, et de la littérature en général. Ce livre porte aussi sur notre besoin impérieux d’utopies car je suis persuadé que c’est en créant des utopies qu’on peut faire émerger l’avenir. »

L’utopie que l’auteur appelle de tous ses vœux ici est d’abord littéraire. Elle est la métaphore de la liberté d’imagination dont jouit désormais la littérature africaine, s’épanouissant loin des préjugés et des assignations dont elle a été longtemps victime. Mais les préjugés ont la vie dure dans le monde littéraire. C’est sans doute le sens de l’histoire que raconte la star de la rencontre, Cornelia Oluokun, célèbre romancière nigériane que les critiques littéraires s’arrachent. Auteure de La Femme qui fut une blatte, son roman à succès, Cornelia se souvient d’avoir été harcelée à la télévision française pendant une émission à grande audience car il n’y avait pas d’animaux sauvages dans ses livres !

Or l’utopie littéraire se détraque sous l’effet du cataclysme, avec la montée des océans et l’isolement de l’île de Mozambique coupée du continent pendant sept jours. Le dysfonctionnement frappe aussi l’ordre de l’imaginaire, comme en témoigne la fuite des personnages s’échappant des romans pour venir demander des comptes aux auteurs désemparés. Dans l’une des scènes mémorables du livre, on voit Cornelia en larmes, poursuivie par son personnage de « femme blatte », se réfugier dans sa chambre d’hôtel.

Créolisation

Alternant entre l’insolite et la réflexion politico-philosophique, Les vivants et les autres s’inscrit dans l’œuvre socialement très engagée que construit Agualusa depuis son premier roman paru en 1989. L’homme est né à Huambo, en Angola, de parents portugais pendant la colonisation, et a abandonné ses études en agronomie et sylviculture, pour se consacrer à l’écriture. Il a été d’abord journaliste, avant de se lancer dans la carrière littéraire. Ecrit en pleine guerre civile, son roman inaugural, A conjura, n’était pas autobiographique, mais partant de sa propre expérience africaine d’Angolais blanc, l’écrivain y raconte la créolisation qui fonde l’Angola moderne.

« J’ai écrit ce premier roman comme d’ailleurs mes autres livres pour tenter de m’approprier mon pays et pour trouver ma place au sein de ma société », aime-t-il à répéter. Cette quête de soi, de son pays et de l’Histoire donne sens aux grands romans sur la guerre civile angolaise qui ont fait connaître Agualusa. Son roman le plus connu sur ce thème est sans doute le poignant Théorie générale de l’oubli où l’auteur mêle avec brio un récit de deuil et d’absence, sur fond de chaos et poussière de Luanda en pleine révolution.

 « Mes maîtres ont pour noms Jorge Amado, Borges et Marquez », rappelle l’auteur pour expliquer l’influence du réalisme magique sur son écriture et sa grille de lecture « afro-latino » du monde. « Et pour la passion, raconte-t-il, je lis beaucoup de poésie quand je suis en train de travailler sur un roman, notamment les poèmes de Senghor qui m’accompagnent depuis pour ainsi dire toujours ».

Un peu déjanté et flamboyant

Les Vivants et les autres est l’œuvre d’un maître au sommet de son art. Voguant entre Pirandello et la Bible, entre personnages en quête d’auteur et la très biblique « Au commencement était la parole », l’auteur a réécrit la Genèse, dont l’organisation en sept actes structure le projet de récréation du monde qui est au cœur de ce roman.

« Un roman qui n’a pas été facile à écrire », confie l’auteur. Et de poursuivre : « Avec chaque livre, j’essaie de renouveler mon propos car je n’aime pas raconter la même histoire d’un livre à l’autre. Il m’arrive de me lancer dans des projets d’écriture qui paraissent irréalisables au premier abord, mais je sais d’expérience que plus le projet semble compliqué à réaliser, plus grande est ma chance d’aboutir à un texte fort et novateur. Je suis un écrivain intuitif. Quand je débute, je ne sais pas du tout où mon imagination va me conduire. Une idée, un personnage, c’est tout ce dont je dispose pour commencer. Et puis au fur et à mesure que j’avance dans l’écriture, c’est le personnage qui me prend par la main pour m’entraîner sur le chemin qu’il veut emprunter. »

Il faudrait peut-être écrire « chemins » au pluriel s’agissant des Vivants et les autres, tant les personnages ici sont nombreux, foisonnants, aux logiques parfois contradictoires. C’est de leur confrontation que naît la beauté de ce roman un peu déjanté, mais puissant et magistralement maîtrisé.

Les vivants et les autres, par José Eduardo Agualusa. Roman traduit du portugais par Danielle Schramm. Editions Métailié, 224 pages, 21,5 euros.

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