À la recherche de la patrie imaginaire, avec la Somalo-Italienne Ubah Cristina Ali Farah
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Romancière, poète, scénariste, librettiste, l’Italienne d’origine somalienne Ubah Cristina Ali Farah est l’une des figures montantes de la littérature postcoloniale et de la migration. Titulaire d’un doctorat sur la culture populaire somalienne, elle partage sa vie entre l’enseignement, l’écriture et des projets associatifs interculturels. Elle a trois romans à son actif dont le premier, Madre piccola, vient de paraître en traduction française aux éditions Zulma.

« De Mogadiscio, la première image que je vois, c’est vraiment la lumière. C’est la première chose qui m’a frappée quand je suis rentrée. Les maisons et les édifices sont blancs en Somalie. Et avec la mer, c’est comme si l’air et la lumière on pouvait les toucher. Mogadiscio était une ville très intéressante. C’était une ville de la côte de l’océan Indien. On parlait beaucoup de langues. Il y avait une communauté très cosmopolite, beaucoup d’Italiens, d’Arabes, d’Indiens, il y avait aussi une communauté chinoise. La guerre civile, c’était vraiment l’assassinat de tout ça, de gens qui étaient très différents, mais qui pouvaient vivre ensemble. »
Ainsi parle Ubah Cristina Ali Farah, romancière italienne d’origine somalienne. Née en 1973 de mère italienne et de père somalien, l’écrivaine est née à Vérone, en Italie, mais a grandi à Mogadiscio. Elle part s’installer en Europe en 1991 lorsque éclate la guerre civile, une des plus dévastatrices que l’Afrique postcoloniale a connues.
À l’origine était la… mer
Dans l’extrait de l’interview que l’on vient d’écouter, une interview réalisée en début d’année à l’occasion de la parution en traduction française de son premier roman Madre piccola, Ubah Cristina évoque non sans émotion son retour récent à Mogadiscio au terme d’une trop longue et douloureuse absence. Ses propos font écho à la préface que la romancière a écrite pour la version française de son roman.
Elle y revient longuement sur les circonstances de son retour : « Je suis retournée à Mogadiscio après une absence de trente et un ans, en janvier 2022. par un vol à six heures du matin. (…) Je suis restée éveillée (…) Dans l’avion, dès que j’ai vu l’océan par le hublot, j’ai été émue. La côte, progressivement, changeait de couleur, passant du rouge parsemé de végétation au blanc éclatant… »
La magnificence que fut Mogadiscio… Sa mer aux couleurs changeantes, le dynamisme de cette ville océane où l’écrivaine a passé son adolescence ont été, aux dires d’Ubah Cristina, à l’origine de sa venue à l’écriture. Depuis l’entrée dans l’adolescence, elle a tenu quotidiennement son journal intime. Ses premières histoires tout comme ses premiers poèmes racontant ses premiers coups de cœur datent de cette époque bénie.
Or, tout cela va s’arrêter mystérieusement lorsqu’elle est obligée de quitter Mogadiscio brutalement. Plongée pendant les premières années de son exil dans une sorte d’« aphasie insolite », elle n’écrira plus, avant de renouer plusieurs années après avec la source de sa créativité, à la faveur d’une visite chez son père somalien exilé aux Pays-Bas. « La rencontre avec la diaspora m’a fait redécouvrir les mots qui me manquaient, ils sont progressivement remontés à la surface », se souvient l'auteure.
Le nouveau millénaire a sept ans lorsqu’Ubah Kristina publie Madre piccola, son premier roman, né d’un questionnement sur comment retrouver ses racines dans un monde où on n’a plus de repères.
« Ça, c'est la question que je me posais. Après beaucoup d’années que je n’étais pas là, on perd tous les repères qu’on avait avant, raconte Ubah Cristina. Tout le monde est partout. Ma mère était en Hongrie, mon père était en Hollande, mes frères au Canada. C’était vraiment le lien, même si on est éparpillé partout. Raconter cette histoire – sorte de mémoire – et surtout comme j’étais en Italie, pour moi, c’était vraiment un acte aussi de responsabilité de raconter cette histoire en italien, dans cette langue qui était la langue de ma mère et qui était le lien entre la Somalie et l’Italie. »
Un kaléidoscope de voix
Roman consacré à la diaspora somalienne, Madre piccola raconte l’exil, la nostalgie du pays perdu à tout jamais. « Narrer est un acte cathartique qui nous sauve de ce gouffre qu’est l’oubli », proclame l’auteure. Son roman donne la parole à une foultitude de personnages captés dans leurs quotidiens, employés à reconstituer à travers leurs heurs et malheurs, une « patrie imaginaire » pour compenser la perte du pays réel qu’ils ont dû tous fuir dans des conditions plus ou moins dramatiques.
Trois voix surnagent dans ce kaléidoscope de récits. Celles de deux femmes et une voix masculine. Elles disent chacune sa partition à la première personne, traduisant l’urgence et dévoilant leur riche intériorité, ponctuée de douleurs tues, de secrets familiaux et de silences parlants. C’est le cas notamment de Barni et de Domenica Ahado, deux cousines qui ont grandi ensemble, avant d’être séparées pendant plus de vingt ans par les intempéries politiques. Leurs retrouvailles miraculeuses à Rome, à l’occasion d’une des nombreuses tragédies qui frappent la communauté, est l’un des grands moments de l’intrigue. Elles évoquent ensemble le passé, la vie qui s’offrait à elles, sans oublier de rappeler que le temps béni de l’enfance portait aussi en elle les symptômes de la dislocation à venir, qu’elles n’avaient pas su alors déchiffrer.
Le récit naît dans ces pages de l’alternance de deux voix de femmes intrépides, auxquelles s’ajoute celle de Taguerre, le mari de Domenica. À travers leurs échanges sur leurs vies brisées et leurs tentatives désespérées de reconstruire l’avenir, l’auteur fait entendre la voix de la diaspora somalienne éparpillée à travers le monde. La quête de liberté des deux femmes traduit aussi la sensibilité féministe de l’auteure. Cette sensibilité qui s’affirme dès le titre du roman.
Inspiré du vocable en somali habryar. Désignant « tante maternelle », Madre piccola renvoie, au-delà de la maternité biologique, à la femme somalienne en général, qui joue un rôle majeur dans la diaspora, retissant patiemment les liens entre clans, familles, individus, comme le font les héroïnes d’Ubah Cristina. En la matière, le modèle de la dernière s’appelle Nuruddin Farah, patriarche des lettres modernes somaliennes, qui a réservé dans sa fiction le beau rôle aux femmes de son pays aux prises avec le patriarcat traditionnel. L’influence de Nuruddin Farah sur les romancières somaliennes est immense, comme en témoigne au micro de RFI l’auteure de Madre piccola :
« Nuruddin était un maître pour moi. J’ai eu beaucoup de chance aussi de le rencontrer quand j’étais très jeune en Italie. Il était un repère pour moi, sa manière de réécrire l’histoire de la Somalie. Pour moi, c’est la première fois que je voyais un intellectuel qui écrivait dans une langue européenne, l’anglais. Mais il y avait d’autres langues, le somalien, l’arabe, l’amharique. Il peut écrire en anglais, mais il y a toujours des choses qui sont liées à la manière de parler. En somali, on raconte les histoires d’une certaine manière, la façon de les exprimer, d’avoir des relations avec les autres. Ça pour moi, ça fait partie de l’imaginaire culturel somalien ».
Éloges unanimes
Intense et poétique, polyphonique et original, Madre piccola est indéniablement une entrée en littérature prometteuse. La promesse aura été tenue, si l’on en croit les éloges unanimes qu’ont suscités en Italie les deux récents romans de l’auteure. Ils ont pour titres : Le Commandant du fleuve (2014) et Les phases de la lune (2021).
Ubah Cristina Ali Farah. Retenez ce nom. Vous en entendrez parler !
Madre piccola, par Ubah Cristina Ali Farah. Traduit de l’italien par François-Michel Durazzo. 345 pages, 22,90 euros.

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