Chemins d'écriture

Dans les pas des ancêtres migrants, avec Nathacha Appanah

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Nathacha Appanah est l’une des grandes voix des lettres françaises. Née à Maurice en 1971, elle est l’auteure d’une dizaine de romans dont les plus connus sont Les Rochers de Poudre d’or qui l’a fait connaître et Tropique de la violence. Les relations familiales, la mémoire, les questions géopolitiques sont ses thèmes de prédilection. Elle vient de publier La Mémoire délavée aux éditions de Mercure de France, à mi-chemin entre biographie familiale et autofiction.

L'écrivaine Nathacha Appanah en studio à RFI (août 2023).
L'écrivaine Nathacha Appanah en studio à RFI (août 2023). © Catherine Fruchon-Toussaint/RFI
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« Une œuvre réussie, un roman réussi, c’est un roman où il y a un équilibre, si c’est bien fai,t une harmonie entre prose et poésie, entre le fond et la forme, entre la musique des mots et le sens des mots. »

Ainsi parle la romancière franco-mauricienne Nathacha Appanah. Difficile de ne pas être sensible à la justesse de ses intuitions littéraires, qui témoignent d’une longue pratique de l’écriture. Romancière à la langue travaillée au cordeau, Appanah a publié son premier roman Les Rochers de Poudre d’or en 2003 et a depuis livré une dizaine de romans partagés entre Maurice et le monde, entre histoire, exploration psychologique et récit sur des turbulences géopolitiques contemporaines. En 2022, elle recevait le prix de la langue française pour l’ensemble de son œuvre. Elle s’est imposée comme une écrivaine majeure de notre temps, donnant à voir le monde comme il va ou plutôt comme il ne va pas, un monde saisi au vif, à l’intersection du réel et de la poésie.

Le nouvel ouvrage de Nathacha Appanah n’est pas un roman, mais un récit familial, voire autofictionnel. Publié dans la collection « Traits et portraits » des éditions Mercure de France, La Mémoire délavée raconte l’île natale de l’auteure, à travers le prisme du drame de l’installation de ses ancêtres indiens à Maurice, pendant la seconde moitié du XIXe siècle.

« La Mémoire délavée n’est pas un roman. C’est un récit sur mes grands-parents. Mon intention était de raconter leurs vies, et à travers leurs vies de raconter une traversée du siècle, une traversée de l’exil. Mes grands-parents sont les petits enfants d’engagés indiens, qui sont arrivés à l’île Maurice pour remplacer les esclaves noirs dans les champs de canne après l’abolition de l’esclavage. Ça s’appelait l’ «engagisme ». 1,5 millions d’Indiens sont partis d’Inde pour travailler dans les champs de canne à l’île Maurice, à La Réunion, dans les Antilles, en Australie, en Afrique du Sud. Il y a eu comme ça une transhumance organisée, économique et sociale. »

Arracher à l’oubli

Pour l’anecdote, lors des entretiens qu’elle a donnés à l’occasion de la sortie de son livre, Nathacha Appanah a expliqué qu’elle voulait écrire ce livre depuis très longtemps, mais ne savait pas comment s’y prendre. Elle a commencé par se lancer dans un poème épique, avant d’abandonner l’essai. Quelque chose de ce premier jet se retrouve dans le début poétique, voire métaphorique, de La Mémoire délavée, dans une scène onirique de la danse des étourneaux dans le ciel.

Le récit à proprement parler s’ouvre sur la découverte de trois fiches aux archives de l’immigration à l’état-civil mauricien. « Ce sont celles de mes trisaïeuls et de leur fils, mon arrière-arrière-grand-père, écrit l’auteure. Elles attestent de leur arrivée à Port-Louis, capitale de l’île, qui est alors ne colonie britannique, le 1er août 1872. »

Ces ancêtres venaient de l’Inde, d’un village du Sud du pays, locuteurs de la langue telougou. Ils sont venus par bateaux et le voyage avait duré quelque sept semaines. A leur descente de bateau, ils sont  affublés d’une matricules par une bureaucratie coloniale « froidement administrative », avant d’être dépêchés vers les plantations où ils rejoignent les masses laborieuses du pays et où leurs traces se perdent. Pour arracher à l’oubli ces lointains ancêtres, la romancière se tourne vers la mémoire familiale, mais cette source ne tardera pas à montrer ses limites, comme l’écrit Nathacha Appanah :

« Dans ma famille, (…) jamais le nom de mes ancêtres n’a été prononcé à voix haute, leurs photos et leurs numéros honorés. Nous devions respecter les coutumes et les traditions de notre communauté mais pas forcément connaître ceux qui nous les avaient léguées. Alors de ces engagés-là, on sait peu de choses, on croit savoir, on dit : « peut-être, probablement, il semble que, c’est vieux, tout ça, c’est fini ces choses-là. Alors, pendant des années, j’ai cru et aimé croire que mes ancêtres  avaient quitté l’Inde au début du XXe siècle et étaient arrivés en famille. Mon esprit les a lavés, ces ancêtres, essuyé leurs visages, coiffé leurs chevaux, habillés de vêtements propres, éloignés des cales de bateaux et de la perspective du labeur quotidien des champs de canne. C’est une image presque proprette. C’est une mémoire délavée. »

Hommage

Cette « mémoire délavée » ne concerne pas toutefois les grands-parents de la narratrice, dont la présence illumine les derniers chapitres de cette biographie familiale. Leur mémoire est restée vivace dans l’esprit de l’auteure qui, petite fille, a vécu avec ses grands-parents, comme cela se fait beaucoup dans les grandes maisons à Maurice où plusieurs générations vivent sous le même toit, comme le rappelle l'auteure..

« Et moi, j’ai vécu avec mes grands-parents pendant les dix premières années de ma vie, dans leur maison. Ils représentaient un monde complètement disparu. Ça n’existait plus. Moi, j’allais à l’école, mes parents étaient allés à l’école. J’apprenais des langues. Eux, ils n’en parlaient qu’une. Ils ne savaient ni lire ni écrire et j’évoluais comme ça sur une ligne, comme une ligne d’acrobate, entre un monde perdu et un monde moderne. »

Ce décalage n’empêchait guère l’intimité, ni affection, ni transmission. Comme le rappelle le récit de leur vie commune, entre grands-parents et petite fille, il y avait transmission de valeurs, mais aussi de peurs ataviques. « Je me demandais combien il faut de générations pour qu’une peur disparaisse des mémoires », s’interroge la narratrice, faisant référence à la crainte de l’eau chez les grands-parents, une crainte héritée sans doute du tabou du franchissement de kalapani ou « l’eau sombre » dans la religion hindoue. Consacrée quasi-exclusivement aux grands-parents, la seconde moitié de La Mémoire délavée convoque les événements doux-amers de la vie du couple, les souvenirs aussi de leurs combats, leurs sacrifices, leur résilience, qui font d’eux aux yeux de la narratrice des personnages d’exception, malgré leur « complexité fragile » dont celle-ci dit de ne rien ignorer.

Émouvant hommage aux ancêtres, le livre de Nathacha Appanah touche aussi par son écriture d’une beauté singulière, époustouflante de sincérité et de maîtrise. Et surtout d’harmonie réussie entre la voix et le sens.  C’est le livre d’une artiste au sommet de son art.


La Mémoire délavée, par Nathacha Appanah. Collection « Traits et portraits ». Mercure de France, 151 pages, 17,50 euros.

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