Anouk Schavelzon, chantre des lignes mêlées du métissage
Publié le :
Avec Diaty Diallo, Raphaëlle Red et quelques autres, Anouk Schavelzon fait partie d’une nouvelle génération d’écrivains qui sont en train de renouveler la littérature française en y faisant entrer de nouvelles thématiques et de nouveaux personnages. Le bleu n’abîme pas, son premier roman, raconte les heurs et malheurs de Luna, jeune fille métisse confrontée aux fantasmes d’exotisme de ses concitoyens. Le voile bleu de l’oubli lui permettra-t-il de conjurer son mal-être d’être réduite à sa différence ? Telle est la question.

Le Bleu n’abîme pas, voici un titre de roman peu banal. Anouk, pourriez-vous nous expliquer d’où vient ce titre ?
J’ai choisi ce titre parce qu’au cours de l’écriture de ce roman, j’ai lu Beloved de Toni Morrison. Il y a dans ce roman un personnage, le personnage de Baby Suggs qui, à un moment, dit que s’il y a deux choses qui sont inoffensives dans ce monde, c’est le bleu et le jaune. Cette association des couleurs me parlait beaucoup car dans ce roman je tisse la thématique des couleurs et l’un des premiers textes que j’ai écrits, c’est l’ouverture du roman qui commence avec beaucoup de bleu. Cela faisait donc sens pour moi de donner à cette couleur une place également dans le titre.
« Le bleu est doux, le bleu plaît, le bleu n’abîme pas », écrivez-vous dans le roman.
Le bleu dans le roman sert à recouvrir toutes les émotions néfastes qui envahissent le personnage. Le bleu recouvre, c’est une nappe. Prenez le personnage principal : au début du roman, elle vit une agression, qui fait resurgir et remonter plein de questions concernant ses origines, puisque la question première posée par l’agresseur, c’est « Tu viens d’où ? » Pour occulter son mal-être, le personnage se cache derrière le voile bleu de l’oubli. Or le bleu représente aussi un déni. Le personnage progressivement se rend compte qu’il lui faut aussi laisser émerger d’autres couleurs. C’est aussi pour ça que le rouge est là sur la couverture, symboliquement pour représenter une autre force, plus violente peut-être, mais qui a aussi des aspects plus positifs, qui permet d’entrevoir la possibilité pour la narratrice de guérir en fait et de se réapproprier son histoire.
Il est question aussi de se réapproprier son corps, comme le dit votre ami Diaty Diallo en parlant de son propre roman Deux secondes d’air qui brûle, paru il y a deux ans. « J’avais envie, disait-elle, de donner la force aux corps dominés ».
C’est une très belle phrase, celle de Diaty. Je me retrouve beaucoup dans cette envie commune à notre génération de donner à voir des corps qu’on n’a pas l’habitude de voir en littérature. Cette quête d’identification a été l’un des moteurs principaux de l’écriture de mon roman. Moi, en tant qu’adolescente et jeune femme, j’ai eu du mal à m’identifier à des personnages de littérature. Je me suis identifiée à des émotions, à des situations, rarement à la réalité physique des personnages que je rencontrais au cours de mes lectures. C’était pour moi une manière de remédier à ça en créant ce roman où on représente un corps métissé, racisé, humilié car il subit des agressions verbales et physiques, mais qui est en même temps fière de l’endroit d’où elle vient. Elle a pourtant une connaissance pour le moins vague de son histoire. C’est une histoire fatalement à trous car le personnage a des origines multiples. Il a un grand-père nigérien, un autre argentin, lui-même né de parents russe et roumain. Ce sont plusieurs migrations qu’on retrouve dans ce corps-là, un concentré dense de vécus dont le personnage n’a que peu de connaissance réelle. C’était important pour moi de représenter comment cette jeune femme métisse fait pour rester fière de son passé et de ses origines plurielles, malgré l’impossibilité de reconstruire une histoire linéaire.
Votre roman met en scène un processus de questionnement, d’introspection, de rumination. Le vécu du personnage est évoqué par bribes. Comment raconter ce roman ?
Pour moi, c’est le récit d’un personnage qui reconstruit son histoire personnelle à travers justement des bribes, des souvenirs, des rêves. Il se réapproprie son histoire, à travers trois moments-clefs, qui sont trois moments précis de la vie du personnage dans son quotidien. Il y a une première partie qui est fragmentée, mais avec deux lignes qui se répondent en permanence. Il y a la scène de l’agression dans le fumoir d’un dancing et des souvenirs qui sont suscités par ce moment de l’agression. Le récit de l’agression est morcelé. La deuxième partie, c’est une partie qui est plus linéaire, où on suit le personnage sur une journée, qui permet au lecteur de s’installer dans le quotidien du personnage. Dans la troisième partie, on retrouve une forme de narration fragmentaire puisque sont intercalées deux lignes, celle d’un entretien retrouvé du grand-père maternel nigérien du personnage, qui parle à la télévision et un rêve que ce personnage fait de ce grand-père qui était malade et qui meurt d’un Parkinson. Ces trois moments qui sont progressivement apparus comme les trois moments que j’avais envie de raconter pour écrire ce personnage. C’est aussi un roman que je voulais très visuel au sens où il y a beaucoup d’images, et l’image du tissage et de l’entrelacement qui fait référence à ces lignes mêlées du métissage…
Ce métissage et le mal-être qu’il suscite sont incarnés dans le roman par votre héroïne, Luna, qui est aussi la narratrice du récit. Luna, c’est beaucoup vous, non ?
Luna, c’est un alter ego. Ça me tenait à cœur que ce ne soit pas seulement moi. Pour moi, c’était quand-même important de m’extraire de détails familiaux pour faire personnage. Moi, ce que je voulais, c’est prendre des libertés par rapport à ce que moi j’ai vécu pour faire une histoire. C’est pourquoi c’est un livre qui est écrit à la seconde personne du singulier. J’aime beaucoup la seconde personne à cause du rythme que cette voix grammaticale crée dans la langue, mais aussi à cause du symbolisme qu’il y a derrière. Cette voix est utilisée pour donner des injonctions, des ordres : « fais ceci, fais cela… ». Dans mon roman, ce dialogue se déroule dans la tête du personnage, alimentant une réflexion interne. Pour toutes ces raisons, raconter le récit à la seconde personne du singulier est apparue comme une manière de créer une voix singulière et de laquelle je me sentais proche.
Comment êtes-vous venue à l’écriture ?
Ça fait très longtemps que j’écris, dès le collège en fait. J’ai commencé parce que j’ai eu une professeure qui nous donnait des sujets de dissertation sur lesquels j’ai eu beaucoup de plaisir à travailler. Au point que pour certaines rédactions, j’ai continué à travailler dessus après les cours, en imaginant des suites inspirées des conseils de la prof et de mes propres lectures sur les sujets. Ma véritable envie d’écriture est née quand j’étais à l’université. J’ai fait un Master de lettres modernes sur le carnaval dans les grands romans du XIXe siècle. Je n'ai pas poursuivi le cursus en Master 2 car cette approche universitaire de la littérature ne me satisfaisait pas, alors même que je me rendais compte que l’écriture en tant que telle me plaisait beaucoup. J’avais envie d’écrire et c’est à ce moment-là qu’est née l’idée du Bleu n’abîme pas. Je suis partie de l’idée d’écrire sur moi et sur ma famille, avant de m’orienter vers la fiction, avec pour sujet moins l’histoire familiale que la question du rapport au corps. Qu’est-ce que c’est être une jeune femme métisse de 20 ans à Paris, dans une grande ville entourée principalement de personnes blanches ? Je voulais raconter ce corps perçu comme différent, empêché de bouger, comme c’est le cas du personnage de mon roman qui est comme paralysée, empêcher de bouger pendant la scène de l’agression.
Ce qui frappe dans ce roman, au-delà de son sujet important, c’est souci de la structure. C’est un récit fragmentaire et en même temps structuré, avec notamment la fin faisant écho du début.
Pour moi, ça va ensemble. Un texte fragmentaire doit être structuré pour ne pas perdre ses lecteurs, mais pas nécessairement linéaire. Le récit fragmentaire correspond à mon sujet, l’histoire du métissage, qui est elle-même fragmentaire. J’avais le souci que mon roman colle avec l’histoire que je voulais raconter.
Le bleu n’abîme pas, par Anouk Schavelzon. Editions du Seuil, 237 pages, 19,50 euros.

NewsletterRecevez toute l'actualité internationale directement dans votre boite mail
Je m'abonne