Le combat des esclaves noirs pour la liberté et la dignité, raconté par l’Américain Percival Everett
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Couronné par les prestigieux National Book Award et le prix Pulitzer de la fiction, James traduit en français par les éditions de l’Olivier, est l’un des grands romans de la rentrée littéraire 2025. S’inspirant des Aventures de Huckleberry Finn de Mark Twain, son auteur l’Américain Percival Everett fait revivre Jim, le personnage de l’esclave noir, devenu compagnon de route du héros blanc de Twain. Sur fond de racisme et brutalités contre les esclaves dans l’Amérique d’avant la guerre civile, ce roman raconte la fuite éperdue de Jim vers les États anti-esclavagistes du Nord en quête de liberté et de dignité. James est au menu des Chemins d’écriture, ce dimanche.

« Jamais la situation ne m’avait paru si absurde, surréaliste et ridicule. Et j’avais passé ma vie en esclavage. Voilà que, tous les douze, nous descendions d’un pas martial la rue principale qui séparait la partie libre de la ville de la partie esclavagiste, dix blancs en blackface, un noir se faisant passer pour blanc et grimé de noir, et moi, un noir à la peau claire grimé de noir, de façon à donner l’impression d’être un blanc essayant de se faire passer pour noir. Toutes les devantures de boutiques – une banque, une épicerie et autres – semblaient plates et sans profondeur, comme si j’aurais pu les renverser d’un coup de pied. Je m’aperçus qu’il n’y avait pas moyen de distinguer le côté libre du côté esclavagiste. Je compris alors que cela n’avait en fait aucune importance ».
Ainsi parle James, le personnage éponyme du nouveau roman de l’Américain Percival Everett. James qui vient de paraître aux éditions de l’Olivier est une réécriture moderne des Aventures de Huckleberry Finn, un classique de la littérature américaine du XIXe siècle.
Chef d’œuvre de Mark Twain, les Aventures de Huckleberry Finn raconte l’odyssée d’un adolescent à travers l’Amérique d’avant la guerre civile. Au cours de son périple périlleux sur le fleuve Mississipi, le protagoniste est accompagné de Jim, un esclave noir en fuite. Chemin faisant, le duo deviendra amis. L’opus de Twain est considéré comme un jalon dans l’éveil de la conscience antiraciste aux États-Unis, bien que l’esclave noir soit dans ce roman un personnage secondaire, sans grande épaisseur.
Dans la relecture que propose Percival Everett, le cadre demeure le même, mais le focal change avec le récit raconté cette fois du point de vue de l’esclave. Le roman souligne surtout les brutalité et l’absurdité du déterminisme social fondé sur la couleur de la peau, notamment dans la scène satirique du blackface que raconte l’extrait cité en haut.
L’absurdité saute aux yeux lorsque l’esclave est conduit à jouer au blackface dans une troupe de chansonniers, où lui un noir censé être un blanc devra se grimer de noir pour donner l’impression d’être un noir ! Cette scène de brouillage identitaire se lit comme un commentaire entre satire et réflexion sur le mécanisme de racisme et sur l’impact dévastateur de la discrimination raciale sur les psychés tant blancs que noirs.
Les voix manquantes

Conteur hors pair, Percival Everett est un écrivain prolifique. À 69 ans, il est l’auteur d’une œuvre protéiforme, dont une vingtaine de romans d’inspiration très variée, allant des polars aux parodies en passant par la critique sociale.
Son dernier roman, James, déjà multi primé, s’inscrit dans le phénomène courant dans la littérature postcoloniale consistant à s’emparer des classiques de la littérature occidentale pour y inscrire les voix manquantes, reléguées au second plan. C’est l’ambition par exemple de l’Algérien Kamel Daoud qui dans son roman Meursault contre-enquête, le roman qui a fait connaître cet auteur, fait entendre la voix de l’Arabe assassiné à travers sa lecture parodique de L’Etranger de Camus.
Loin d’être un exercice académique, l’appropriation des œuvres du passé donne souvent des résultats passionnants, ouvrant des perspectives nouvelles sur la société, ses apories et ses idiosyncrasies. C’est ce que réussit à faire le roman d’Everett qui n’est pas un pastiche, mais un nouveau texte, une réinvention, comme l’explique l’auteur lui-même : « J’ai relu 15 fois d’affilée ce roman afin de pouvoir l’oublier. J’aime beaucoup la prose de Twain et comme je ne voulais pas être influencé par elle, j’ai lu et relu l’ouvrage jusqu’à satiété. Ce faisant, j’ai fini par connaître intimement son univers, tout en m’employant à rejeter son narratif ».
Un narratif alternatif
James est construit sur un narratif alternatif, né de l’imagination de l’auteur. Everett s’empare du personnage secondaire de jeune esclave illettré dans Huckleberry Finn, qui est en train de fuir la plantation où il est né pour gagner les États anti-esclavagistes du Nord. Loin d’être ce « grand Nègre » niais « qui ne ferait pas de mal à une mouche » imaginé par Twain, Jim se révèle être un révolutionnaire dans l’âme, un stratège qui rêve d’émanciper son peuple. Autodidacte, il a appris à écrire et sait calculer la mesure de l’hypoténuse et manier l’ironie. Il a surtout lu en cachette, dans la bibliothèque de son maître, les philosophes des Lumières, qui lui ont permis de comprendre et d’imaginer ses marges de manœuvre intellectuelles et politiques dans un monde contraint. Enfin, il a toujours dans sa poche un crayon et un cahier, maintes fois sauvé des eaux et dans lequel il écrit pour donner sens à sa vie, à cette liberté qu’il sait qu’il va devoir conquérir de haute lutte.
Nourrie de son souci de réinsérer les esclaves dans leur humanité, la démarche de Percival Everett consiste à les arracher au regard de leurs maîtres blancs, un regard qui a longtemps contaminé l’image des noirs dans la littérature américaine, comme le rappelle l’auteur : « Il est difficile de trouver un portrait en profondeur de la population esclavagisée dans le corpus littéraire américain. Les esclaves y sont invariablement dépeints comme des êtres superstitieux, stupides, incapables de raisonner de manière sophistiquée. C’est cette découverte qui m’a conduit à proposer une relecture des Aventures de Huckleberry Finn de Mark Twain, en racontant le récit à travers la perspective de l’esclave noir Jim. Dans ma relecture de ce classique, j’ai tenté de montrer que les esclaves étaient des êtres humains comme les autres et que la plupart d’entre eux ne regardaient pas le monde très différemment de nous aujourd’hui. Comme nous, ils s’inquiétaient des restrictions que les pouvoirs érigent partout pour restreindre nos libertés, ils s’interrogeaient sur le sens de la loyauté, sur les liens de l’amour, le rôle des émotions dans nos vies, sur les fondements de l’esclavage ».
Riche en péripéties et moult rebondissements, James se lit comme un livre d’aventures, doublé d’une quête identitaire très moderniste. Cent soixante ans après l’abolition de l’esclavage aux États-Unis, alors que le racisme et le fascisme menacent de ressurgir, ce roman raconte le combat d’un homme pour choisir son destin. Rien n’illustre mieux le sens de ce combat que la transformation de « Jim » en « James », affirmation du nom sur laquelle se clôt ce récit puissant, à portée universelle.
James, de Percival Everett, traduit de l’anglais par Anne-Laure Tissut. Editions de l’Olivier, 288 pages, 23,50 euros.
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