Chemins d'écriture

Esprit, chaînes et échappée onirique, entretien avec Jesmyn Ward

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On ne présente plus l’Américaine Jesmyn Ward. Romancière, essayiste, poète, cette double lauréate du prestigieux National Book Award s’est imposée dans le paysage littéraire américain comme une voix importante et incontournable. Avec à son actif quatre romans, un livre de mémoires et deux essais, elle inscrit son œuvre dans la lignée de James Baldwin, de Toni Morrison, dont elle reprend en échos amplifiés les interrogations sur la race, le métissage et l’injustice sociale. Dans son nouveau roman Nous serons tempête qui vient de paraître en traduction française aux éditions Belfond, Ward explore le passé esclavagiste de son pays à travers l’odyssée d’une jeune esclave à travers le sud étatsunien. Nous serons tempête est un récit puissant et réaliste, qui s’inspire aussi du réalisme magique latino-américain pour imaginer l’univers esclavagiste où il est question de chaînes, deuil et d’échappées oniriques. Entretien avec Jesmyn Ward.

Jesmyn Ward
Jesmyn Ward Beowulf Sheehan - Beowulf Sheehan
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RFI : Dans la postface de votre nouveau roman où vous remerciez votre éditrice, vous écrivez combien ce livre a été « dur à créer ». Pourquoi c’était difficile, après cinq romans à votre actif ?

Jesmyn Ward : C’était difficile d’écrire pour plusieurs raisons, la principale étant que j’étais à l'époque endeuillée par la mort brutale de mon compagnon, qui était aussi le père de mes enfants. Après sa disparition en janvier 2020, j’ai failli tout abandonner. Je n’ai plus rien écrit pendant presque six ou sept mois. Je me sentais tellement désespérée que je me disais que j’en avais peut-être fini avec l’écriture. Sans d’espoir, comment peut-on continuer à raconter des histoires ? Puis, j’ai suivi mon intuition. J’ai écouté la petite voix intérieure qui me répétait que la dernière chose que mon compagnon aurait voulu, c'est que sa perte me réduise au néant. Alors, je suis retournée à l’écriture.

La difficulté venait peut-être aussi de la nature du sujet de ce cinquième roman ?

Oui, dans le sens où raconter la vie de ma jeune héroïne, accablée par la misère et l’oppression, me renvoyait à mon propre désespoir. Annis est née esclave. Elle faisait partie de ces milliers de femmes noires qui étaient plongées dans une vie d’asservissement aux États Unis dans les années 1830. D’une certaine manière, ce livre est aussi un roman sur le deuil. Je crois que j’avais besoin d’écrire à ce moment-là l’histoire d’Annis, parce qu’elle m’a entraînée dans ce voyage. Je l’ai accompagnée tout au long de cette vie de servitude absolue, au terme de laquelle on la voit réaffirmer contre toute attente que la vie est un choix que l’on fait chaque jour, et qu’elle vaut la peine d’être vécue, même quand elle est difficile. Annis m’a consolée. J’avais besoin de raconter son histoire, pour en arriver à la même conclusion qu’elle, une fois l'écriture terminée.

Nous serons tempête est le premier roman dans lequel vous vous aventurez dans le passé, pour raconter des vies en esclavage.

Je ne savais pas grand-chose sur la vie des personnes réduites en esclavage avant d’écrire ce roman. J’ai fait beaucoup de recherches avant de commencer. L’une des choses que j’ai comprises en écrivant cette histoire, c’est à quel point les personnes esclavagisées étaient constamment confrontées au deuil, parce qu’elles étaient sans cesse séparées de ceux qu’elles aimaient et de ceux qui leur étaient chers. Même après avoir été séparées de leur famille de sang et envoyées ailleurs, lorsqu’elles retrouvaient un semblant de famille, un sentiment de communauté, ou qu’elles en créaient une avec d’autres personnes asservies rencontrées en cours de route, rien ne garantissait qu’elles ne seraient pas à nouveau séparées d’elles. De nouveau arrachées à leur vie, elles connaissaient de nouveaux traumatismes, de nouvelles souffrances. Ainsi, elles étaient condamnées à vivre dans un état de deuil infini, devant sans cesse apprendre à vivre malgré la perte, et avec la perte.

Nous serons tempete
Nous serons tempete © Belfond

 

La littérature africaine-américaine fourmille de récits sur l’esclavage, son impact sur l’évolution sociale et psychologique de la minorité noire aux Etats Unis. En s’attaquant à ce topos, pensiez-vous pouvoir renouveler cette thématique ?

Il y a eu effectivement des romans qui ont renouvelé l'imaginaire de l'esclavage. Avant de commencer à écrire mon roman, j'ai lu Underground Railroad de Colson Whitehead et The Water Dancer de Ta-Nehisi Coates. Je savais aussi qu’il existait déjà un grand nombre de livres et de films sur l’esclavage. Le récit d'Aniss me trottait dans la tête, mais comme je n’étais pas très sûre de vouloir écrire un énième livre sur ce sujet, j’ai demandé à Ta-Nehisi Coates ce qu’il en pensait. « Des Africains à avoir connu l’esclavage comptent par millions », m’a-t-il répondu. Chaque expérience est spécifique.En somme, il disait qu’il y a des millions d’histoires à raconter sur la vie sous l’esclavage. J’ai apprécié qu’il me dise cela, car çà voulait dire que toutes les facettes de l’esclavage et de la vie des esclaves en Amérique n’ont pas encore été explorées par la littérature. La question de savoir comment écrire de manière originale l’esclavage et proposer de nouvelles perspectives a été l’une de mes principales préoccupations pendant l’écriture de ce livre.

Diriez-vous que c’est cette recherche d’une perspective originale qui vous a conduit à comparer le parcours de votre héroïne Aniss à l’« Inferno » dans la Divine comédie Dante, le poète italien ?

Pendant mes recherches sur l’esclavage, j’ai retrouvé par hasard mon exemplaire personnel de l’opus de Dante que je n’avais pas ouvert depuis mes années universitaires. En feuilletant le poème, je suis tombée sur les vers où le poète exprime son désir de sortir de l’enfer et de revoir les étoiles, qui se trouvent à la fin de la partie consacrée à L’Enfer. Le titre en anglais de mon roman est extrait d’une citation de L’Enfer : « Let us descend and enter this blind world… »Descendons et entrons dans ce monde aveugle… »). C’est exactement ce que fait mon héroïne, Annis, lorsqu’elle marche de la Caroline du Sud jusqu’à La Nouvelle-Orléans, tout au fond de la Louisiane, où elle sera vendue sur les marchés aux esclaves de la ville. Cela ressemblait à une descente aux enfers, car les conditions de vie pour les esclaves dans les plantations de canne à sucre du Mississippi et de la Louisiane étaient pires que dans les autres endroits du Sud où Annis a vécu. D’un point de vue géographique aussi il s’agit d’une descente puisque les Etats de Caroline du Nord et du Sud sont situées sur des terres plus élevées, alors que dans le Mississipi et la Louisiane on est au niveau de la mer. Il m’a donc semblé logique de citer L’Enfer comme un parallèle au voyage d’Annis — un parallèle à la fois géographique et moral. 

Dans le contexte du suprémacisme blanc montant aux États-Unis, ne craignez-vous pas qu’on ne vous accuse d’avoir écrit avec ce nouveau roman un livre politique ?

Non, ce n’est pas un roman politique, même si le pouvoir états-unien le verra comme une œuvre politique. Voyez-vous, j’ai passé toute mon adolescence à la Nouvelle-Orléans. Mais je n’ai jamais vu, au grand jamais, la moindre plaque historique signalant les sites d’anciens entrepôts d’esclaves ou de marchés aux esclaves. En faisant mes recherches, j’ai découvert qu’ils ont existé, et j’ai compris que les personnes au pouvoir avaient effacé cette partie de l’histoire de la ville. C’est en partie pour cela que j’ai voulu écrire sur cette expérience à travers la vie d’une jeune femme qui est passée par ces lieux emblématiques de La Nouvelle-Orléans. Je voulais réhabiliter ce passé et rendre hommage à la vie de celles et ceux qui ont tété victimes de l’esclavage. Mon désir de raconter cette histoire est né d’une émotion très personnelle : quand j’ai appris l’existence de ces lieux et que j’ai constaté que ces récits avaient été effacés, j’ai ressenti une profonde tristesse. Le politique est ici d'abord personnel et c'est pourquoi on peut difficilement réduire ce roman à une revendication politique. 

Pourquoi avez-vous ressenti le besoin de recourir au surnaturel pour raconter l’esclavage ?

L’une des raisons pour lesquelles j’ai fait appel au surnaturel, c’est parce qu’on sait aujourd’hui que les esclaves pratiquaient une forme de spiritualité. Ils voyaient le monde non pas uniquement comme une réalité matérielle ou physique, mais comme un monde à plusieurs couches, où les esprits cohabitent avec les hommes et où le spirituel influence la marche des choses. C’est ce que croyaient les personnes asservies. C’est ce que croyaient aussi mes ancêtres. Je pense que ce sont ces croyances qui ont permis aux Africains déportés en Amérique de survivre à l’esclavage, en cultivant une conscience spirituelle et en la perpétuant dans leurs vies. Ils ont transmis cette spiritualité à leurs enfants.

Comment êtes-vous venue à l’écriture, Jesmyn Ward ?

J’ai été lectrice avant d’être écrivaine. La lecture a été pour moi une expérience si immersive, si magique, que je pouvais me plonger dans une histoire et vivre avec ses personnages, oubliant complètement ma propre vie. Les écrivains que je lisais me facinaient, car ils savaient faire émerger des mondes par la seule magie de leurs paroles ou de leurs plumes. Je voulais faire comme eux, même si je n’ai pas la moitié de leurs talents. Depuis l’enfance, je nourrissais cette ambition secrète de devenir écrivaine, mais ce n’est qu’à la mort de mon frère que j’ai véritablement embrassé une carrière de conteuse, avec le souci de donner à voir le monde d’où je viens, de raconter cette communauté au sein de laquelle j'ai grandi vécu. Comme les histoires ne manquent pas, j’ai pris mon courage à deux mains et je me suis lancée...

Nous serons tempête, par Jesmyn Ward. Traduit de l’anglais par Charles Recoursé. Editions Belfond, 240 pages, 22 euros.

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