Chemins d'écriture

Dans la frénésie de la ronde, avec le Franco-Comorien Nassuf Djailani

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C’est par la poésie que Nassuf Djailani est venu à la littérature. Son nouveau recueil de poésie Daïra pour la mer, qui vient de paraître aux éditions Bruno Doucey, est une invitation au voyage, entre terre et mer. Originaire de l’archipel comorien, le poète chante le ciel humide de son pays natal, ses hommes et femmes qui dansent pour faire « fleurir des étoiles au seuil de la nuit ». Chemin d’écriture de Nassuf Djailani.  

Nassuf Djailani.
Nassuf Djailani. © Steven Helsly / RFI
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Le recueil s’ouvre sur la mer, la baie étincelante en bas du village et les pêcheurs qui « butinent au-delà du lagon ». Daïra pour la mer est le nouveau recueil de poésie sous la plume de Nassuf Djailani, auteur français originaire de Mayotte. 

Un volume d’une centaine de pages, comportant trois longs poèmes et, en dernier mouvement, trois élégies, solennelles, émouvantes de justesse et de nostalgie. Ces élégies mettent en scène des figures puisées dans le musée personnel du poète, en l’occurrence ses grands-parents Cheikh Hamada Madi et Habiba Ali, la grand-mère. L’anthologie de Djailani propose une traversée de la vie, de l’enfance à la vieillesse, en passant par l’amour, la sagesse et des résistances aussi. 

Avec la première élégie évoquant la mémoire de Boinali Souprit, nous sortons du cercle familial. Héros national de l’archipel des Comores, Souprit fut tirailleur pendant la Seconde Guerre mondiale, enrôlé de force pour défendre la métropole lointaine, colonisatrice. Le poète restitue le courage de ce héros oublié, le contexte historique également : « A vingt ou vingt-et-un ans/ le feu brûlant les jambes/ les Maîtres sont venus/ Tsingoni avait tant à recevoir/ Enrôlé, tu n’eus guère le choix/ L’arme au poing/il n’y avait de limite au courage… »

Terre de poésie

Les Comores sont une terre de poésie. On leur doit quelques-unes des voix singulières de littératures de langue française contemporaine, qui nous révèlent l’univers insulaire, l’arrière-pays où « les gens sont les plus mis genoux », comme le rappelle Nassuf Djailani. 

Journaliste, romancier, dramaturge, éditeur, l’auteur de Daïra pour la mer est un homme de multiples talents. Mais c’est par la poésie qu’il est entré en littérature. Ses premiers poèmes remontent à l’adolescence. « C’était peut-être très tôt, se souvient le poète, à l’âge de l’école coranique. C’est là que le daïra est entré en moi. J’étais en poésie sans que je m’en rende compte. Le chant du daïra, c’est aussi un travail sur la langue, pour que l’oreille puisse le recevoir. Il faut qu’il soit beau, qu’il soit travaillé, il faut faire sonner les mots et leur faire porter tout le tremblement du monde. »

Ce tremblement du monde traverse l’œuvre poétique de Nassuf Djailani. A 41 ans, l’homme est l’auteur de deux romans, de recueils de nouvelles et de six volumes de poésies. Des recueils de poésie aux titres aussi programmatiques que poétiques : Spirales (2004), Roucoulement (2006), Le Songe d’une probable renaissance (2010), Hadith pour une République à naître (2017), Naître ici (2019) et aujourd’hui Daïra pour la mer (2022).  « Je tiens vraiment, explique Djailani, à ce que depuis le titre du roman ou du recueil de poésies ou de la pièce de théâtre, qu’on sente dès le titre qu’on est dans la poésie. Ça titille le lecteur, ça l’invite à entrer en poésie, à prendre la barque et aller à Mayotte et à aller vers ces visages inconnus ».

Qu’est-ce que le Daïra ? A Mayotte, le Daïra est un chant mystique, accompagné de danses. Il y a dans le Daïra quelque chose du tournoiement derviche, ou la danse derviche tourneur, empreinte d’une certaine frénésie spirituelle, imprimant le mouvement du corps dans des cercles répétitifs.  « C’est une danse en fait, ajoute le poète, qui se danse en cercles où les gens se donnent la main. Ça démarre d’abord à genoux. Ils entonnent des prières. Ça dure toute la nuit. Ce sont des chants que j’ai entendus beaucoup, enfant, à travers les fenêtres. On entendait comme ça au loin le chant de la daïra sur la place publique où les hommes entonnaient ce daïra pour se guérir. C’est une danse frénétique pour se vider de toute la souillure de la journée pour être disponible pour recevoir les vibrations qui viennent du cosmos. »

« La nuit est une étrange enveloppe »

On l’aura compris, le Daïra est une quête, une quête de soi à la fois mystique et sociale. Elle est au cœur du nouveau volume de poèmes de Djailani. Cette quête prend parfois la forme de résistances militantes, écologiques, comme dans le premier poème u recueil où une femme s’élève contre les autorités, se dressant devant un bulldozer prêt à arracher son manguier. L’arbre a eu la mauvaise idée de pousser au milieu du tracé officiel de la nouvelle route. Le poème célèbre le courage au féminin : « Les femmes portent/ clame le poète, en plus de la vie/ le fût remonté du puits/ ainsi vont-ils dans la vie/ chacun sa passion démente/ sous l’arbre creusé par le temps / des fleurs parfumées qui ensorcellent la nuit… »

Mais c’est l’amour qui inspire au poète mahorais le plus beau texte de son recueil. Incantatoire et passionnel, il est intitulé : « La nuit est une étrange enveloppe », un titre en phase avec la quête mystique du poète. Les poèmes de Nassuf Djailani racontent des histoires de dissidence, d’enrôlement forcé, mais aussi des récits d’amour et de passion dont la poésie a été un support privilégié depuis les temps immémoriaux. S’inscrivant dans la lignée de poètes avant lui, d’Homère à Senghor, Nassuf Djailani aborde l’amour par son versant sombre, et raconte son émiettement au contact du quotidien. Il écrit : « L’homme danse au vent en direction de la mer/rien ni personne ne l’arrêt/quand ses pas le mènent dans une mer calme/il plonge dedans sans les adieux/la nuit dans les veillées/on raconte que le chagrin d’amour/est une plaie ouverte/et que personne n’en guérit jamais/sauf les brûlés de la passion/qui marchent le front haut/vers les beautés qui s’ignorent. »  

« La nuit est une étrange enveloppe » dont ces vers sont extraits, raconte une rupture amoureuse et ses conséquences dramatiques. L’homme se languit de l’absence de sa bien-aimée. Fou de chagrin et de peine, il plonge dans la mer, mais non sans avoir éparpillé d’abord aux quatre vents, des mots d’amour, des mots de fraternité. « La beauté a besoin d’être rendue, partagée », rappelle le poète.

On lira aussi dans ces pages quelques textes en kibush, langue malgache de Mayotte, langue maternelle de l’auteur. Des quatrains qui appellent à grandir. Ce sont de courts poèmes, on dirait des haikus japonais, mais empreints de senteurs d’épices et d’encens qu’on associe à l’océan Indien. « J’écris, confiait le poète au micro de RFI, pour le lecteur comorien, le lecteur mahorais, ce lecteur d’océan et de lagons d’où je viens. Mais mes lecteurs réels sont très divers, de tous les continents. Ils me touchent par l’accueil qu’ils réservent à mes élucubrations. »

Telle est la magie de la poésie de Nassuf Djailani. 


Daïra pour la mer, par Nassuf Djailani. Aux éditions Bruno Doucey, 112 pages, 14 euros.

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