Grand reportage

Sierra Leone, le long chemin vers la paix

Publié le :

Lorsque les rebelles du Front révolutionnaire uni attaquent un village à l’est de la Sierra Leone, le 23 mars 1991, personne n’imagine l’horreur qui va suivre. Le groupe multiplie les exactions sous prétexte de vouloir libérer le pays de la corruption. L’enchaînement des violences fera 120.000 morts et de nombreux mutilés et traumatisés. Depuis, les armes se sont tues, mais les séquelles restent vives.

Ibrahim Bockarie, chargé de ressources naturelles à l’ONG Search for Common Ground, réclame justice pour les victimes du colonel Savage, 16 mars 2021, Kono, Sierra Leone.
Ibrahim Bockarie, chargé de ressources naturelles à l’ONG Search for Common Ground, réclame justice pour les victimes du colonel Savage, 16 mars 2021, Kono, Sierra Leone. © Christina Okello/RFI
Publicité

La route menant au village de Bomaru à l’est de la Sierra Leone est chaotique. Quand on arrive sur place, Alhaji Jusu Kossia, un homme dans la soixantaine, rouspète contre son mauvais état. « Regardez comment elle est cabossée, elle n’a jamais été reconstruite », explique-t-il à RFI. Depuis sa maison en hauteur, il a une vue privilégiée sur le chemin. Assis dans sa véranda, il était au même endroit, il y a 30 ans, lorsque les rebelles du Front Révolutionnaire Uni, le RUF, ont envahi son village.

« Dès les premiers bruits de coups de feu, ma famille et moi avons fui dans la forêt », se souvient-il.

« Nous avons compris dès ce moment-là que la guerre était arrivée ».

« C’était un samedi », rappelle de sa part Jatu Lahi, une femme en tenue traditionnelle.

« Lorsque les rebelles sont revenus une deuxième fois, ils ont tué beaucoup de gens ».

Germes du conflit

Un monument aux morts dressé au cœur du village l’atteste.

 « C’est en mémoire de toutes les personnes tuées ce jour-là, lors de la première attaque des rebelles le 23 mars 1991 », explique Patrick Fatomah, coordinateur du tribunal résiduel spécial pour la Sierra Leone.

En chemise violette et jean, portés sous un masque, Fatomah est venu ce matin à Bomaru pour sensibiliser la communauté, notamment féminine, sur les raisons pour lesquelles la guerre a éclaté. « Une guerre qui couve toujours », selon lui.

« Lorsque la Commission vérité et réconciliation a terminé son rapport en 2004, elle a listé certaines des causes de la guerre : la corruption, l’injustice, l’absence de droits de l’homme dans les communautés, la pauvreté et un très faible niveau d’éducation, voire aucune éducation dans certains cas, mais aussi le fait qu’il n’y avait pas une bonne répartition des ressources naturelles », a-t-il dit à RFI.

« J’ai donc demandé aux femmes ici, si, après la guerre, ces causes avaient disparu ? Elles m’ont répondu, 'non, non, non', … en fait elles sont revenues ».

De la révolution au chaos

« À cette époque, la Sierra Leone vivait dans les ténèbres », affirme Eldred Collins, ancien porte-parole du Front révolutionnaire uni.

« Des ténèbres économiques, des ténèbres politiques, le pays était arriéré dans tous les domaines et avait besoin de changement. Mais, nous ne pouvions pas y parvenir par des moyens pacifiques parce que les méthodes du gouvernement de l’époque étaient la violence », a-t-il dit à RFI.

Un ancien caporal de l’armée, Foday Sankoh, qui combattait alors dans les rangs du mouvement rebelle NPFL au Libéria, prend la tête du RUF.

« Foday Sankoh a décidé d’entamer une guérilla contre ceux qui avaient des armes, pour apporter le changement dont on avait besoin à cette époque », poursuit Collins.

« Nous avons voulu cette guerre parce que la situation dans notre pays était difficile. Il n’y avait pas d’espoir : pas d’argent, pas de nourriture, partout c’était la pénurie (...) Voilà pourquoi nous avons lancé cette révolution contre l’armée ».

Le 23 mars 1991, Sankoh lance ses troupes renforcées de mercenaires recrutés au Liberia et au Burkina Faso, à l’assaut de l’est du pays. Le RUF attaque Kailahun, région frontalière du Libéria.

« Nous n’avions jamais connu la guerre auparavant, nous avons cru que les rebelles étaient des voleurs », se souvient Ma Koné, dans la cinquantaine.

Installée devant sa maison, elle entend encore le bruit des bottes sur la route poussiéreuse, par laquelle les rebelles sont passées.

« Tout le monde courait dans tous les sens. C’était la confusion totale. Certains ont fui vers la Guinée, d’autres comme moi sont partis au Libéria. »

Vandy Gbosso Kallon, chef du village de Bomaru n’a pas pu partir, pris entre deux feux : les rebelles du RUF d’un côté, les forces gouvernementales de l’autre.

« Bomaru, du jour au lendemain, est devenu un champ de bataille aux mains des soldats et des rebelles, dont chacun cherchait à être le maître », raconte-t-il.

« Je n’ai pas quitté le village pendant toute cette période parce que je ne pouvais pas m’enfuir. Il ne restait qu’une poignée de gens. Les deux factions nous obligeaient à travailler aux champs pour les nourrir. Nous n’avons survécu que grâce à Dieu. Toutes les maisons que vous voyez avaient été réduites en cendres ».

La malédiction des diamants

La descente aux enfers est aggravée par l’instabilité politique. En 1992, une junte militaire, dirigée par le capitane Valentine Strasser, prend le pouvoir. Deux coups d’État auront ensuite lieu en 1997 et 1999, et entraînent le déplacement des milliers de gens.

« Mes proches venaient tous se réfugier chez nous à Freetown, la maison était pleine et toujours plus de réfugiés affluaient », se souvient Yasmin Jusu Sheriff, ancienne secrétaire exécutive de la Commission Vérité et Réconciliation.

« Peu de gens à Freetown ont compris ce qui se passait. Et je crois que le gouvernement essayait de cacher la vérité, si je m’en souviens bien. Ils ne nous disaient pas vraiment la vérité sur les opérations militaires. Mais parce que nous avions des témoignages des personnes déplacées, nous avons compris que quelque chose d’anormal se passait », a-t-elle dit à RFI.

Les signes d’inquiétude se confirment dans le village de Tombodu, à Kono, pas loin de Kailahun. Convoitée pour ses ressources minières, la région deviendra le lieu du trafic illicite de diamants, le nerf de la guerre.

« Tombodu a été prise pour cible parce que la région de Kono avait la plus grande ressource de diamants et d’autres minerais », explique Ibrahim Bockarie, chargé de ressources naturelles à l’ONG Search For Common Ground.

« C’est une région stratégique, en prenant Kono, les rebelles avaient un capital politique », ajoute-t-il.

Le discours humaniste du RUF cède bientôt la place à une volonté féroce de contrôle de la rente, diamants en premier lieu, qui fait plonger les communautés minières dans un véritable enfer. Saa Gbessay Babonjo, chef du village de Tombodu, témoigne.

« Quand Dieu nous a envoyé les diamants, c'était d’abord une bénédiction. Puis, le RUF est arrivé. Les rebelles ont tout creusé : routes, ponts, ils ont exploité tous ces endroits à l’affût des diamants, alors nous n'avons plus d'espoir et maintenant nous ne parlons plus de diamants comme une bénédiction ».

Au cours des onze années du conflit, le Front révolutionnaire uni multiplie les exactions : mutilations, enrôlement d’enfants soldats, fosses communes. Et à la fin de la guerre, il sera rejoint par d’autres factions armées… toutes se disputent la maîtrise du territoire sierra-léonais.

Devoir de mémoire et impunité

Trente ans après, les armes se sont tues, pas la mémoire.

« De 1991 à 2002, notre nation a subi l’une des guerres les plus atroces, une guerre que nous nous sommes infligée à nous-mêmes », affirme Patrick Fatomah, coordinateur du Tribunal résiduel spécial pour la Sierra Leone, que nous retrouvons à Freetown.

Le tribunal, désormais fermé, s’est partiellement transformé en musée pour préserver la mémoire de la guerre civile.

 « Le musée de la paix est un lieu de mémoire où on apprend à participer, et à construire une Sierra Leone où la paix sera durable ».

Accompagner ce processus de reconstruction a été l’objectif du Tribunal spécial pour la Sierra Leone, entre 2002 et 2013. Son but : mettre fin à l’impunité. 

Le tribunal inculpe 13 personnes, issues des trois groupes armés, y compris un ancien chef de l’État, Charles Taylor du Libéria, dont le conflit a contribué à déclencher celui de la Sierra Leone.

Mais le fait d’inculper seulement 13 personnes sur 45 000 combattants a suscité des critiques. Fatmata Binta Mansaray, greffière du tribunal, répond.

« Le tribunal spécial a été créé pour faire répondre de leurs actes ceux qui portent la plus grande responsabilité des crimes commis contre le peuple de Sierra Leone depuis novembre 1996 ».

Circonscrit aux évènements survenus après le 30 novembre 1996, date du premier accord de paix entre le gouvernement et le RUF, le mandat du tribunal se limite seulement à la poursuite des ‘gros poissons’. Mais cette cour spéciale laisse filer les commandants intermédiaires.

« Il n’a eu qu’un mandat très réduit, parce que si vous regardez la nature de la guerre, il y a eu beaucoup d'enlèvements, beaucoup de combattants involontaires », temporise Mansaray.

« Si vous dites alors que vous tenez 45 000 personnes responsables de la guerre, vous serez toujours là à compter les responsables, est-ce que cela donne au pays une chance de consolider la paix ? Il s'agit d'un mécanisme de justice transitionnelle, qui n'a pas pour but d'obliger tous les auteurs des crimes à rendre des comptes, car il faut laisser une chance à la réconciliation et à la paix ».

Limites de la justice transitionnelle

Le recours à la justice transitionnelle ne convainc pas tout le monde.

De retour dans le village de Tombodu, à Kono, Ibrahim Bockarie de l’ONG Search for Common Ground, reproche au tribunal d’avoir sacrifié la justice au nom de la réconciliation.

En guise de preuves, il nous montre l’une des plus importantes fosses communes creusées durant la guerre, le « Savage Pit », du nom du commandant qui avait dirigé le massacre contre les civils, le colonel Savage.

« Des témoignages mentionnent ce fait marquant : 200 personnes ont été couchées par terre, un véhicule Land Rover a été utilisé pour leur écraser la tête. Et dans cette fosse, 1 000 personnes ont été enterrées », explique-t-il en indiquant l’ancienne mine de diamants qui ressemble aujourd’hui à un lac.

« Pour ces gens-là, la justice n’a pas été rendue. Si vous regardez ce qui s'est passé, la plupart des hauts commandants militaires, ceux qui servaient dans l'armée, n'ont jamais été jugés. Savage était l'un de ces individus. Il était en fait un membre de l'armée sierra-léonaise ; il n'a jamais été jugé. Dans une large mesure, seuls les rebelles et les combattants de la défense civile ont été traduits en justice devant le tribunal international, ce qui représente une sorte d'injustice ».

À cause de l’absence de preuves, le colonel Savage, comme d’autres militaires, n’a jamais été inquiété.

« La plupart d'entre eux sont toujours en poste, et vivent en toute tranquillité, la pire est que, les amputés, ceux qui ont été mutilés, souffrent, et personne ne parle d'eux ».

Les amputés, traces visibles du conflit

Ce sentiment de frustration… Mohamed Tarawaly, le ressent.

« Quand on marche dans les rues, on voit des centaines d'amputés et de blessés de guerre réduits à la mendicité ».

Aujourd’hui président de l’association des amputés et des blessés de guerre, Mohamed a été amputé de ses deux bras, lors de la prise de Freetown, le 6 janvier 1999.

Sa chemise longue a dû mal à cacher deux moignons aux poignets, signes encore visibles du conflit.

 « Ce sont plus de deux cent rebelles qui nous ont tendu une embuscade sur la route, tuant sans pitié les gens. Ils étaient environ neuf qui m'ont coupé les mains. À l'époque, ils disaient : 'Allez voir le défunt Président Kabbah, allez voir le gouvernement pour qu'il vous donne de nouvelles mains'. Ce n'est pas facile ».

Pas facile de faire le moindre geste comme tenir son fils, sans aide. Dans le camp des amputés de Waterloo, à Freetown, les histoires comme celle de Tarawaly se répètent.

La plupart attend une pension mensuelle promise par l’État, mais jamais versée.

« Nous pouvons pardonner, mais nous n’oublions jamais ; parce que notre situation nous renvoie au passé, beaucoup d'amputés et de blessés de guerre souffrent encore dans ce pays », estime Mohamed. Une situation qui risque de freiner la reconstruction et la réconciliation.

Difficile réconciliation

Dans un autre camp des amputés, celui de Doma, à Kono à l’Est, Kumba Pessima, vêtue d’un pagne noué autour de sa taille, berce sa petite fille dans la cour de sa maison. Elle n’a qu’une main. La gauche.

 « Durant la guerre, j’habitais dans le district de Sowa avec mes deux jumeaux, un garçon et une fille. Mon fils avait 26 ans. Le jour de l’attaque, nous étions à la maison. Les rebelles sont venus soi-disant parce que mon fils était un soldat. Mon fils a tenté de les convaincre que non, mais les rebelles n’ont pas voulu l’écouter. Ils l’ont poignardé sous mes yeux. Lorsque j’ai essayé de m’interposer entre eux pour sauver mon fils, l’un des rebelles m’a coupé le bras ».

Ses deux autres fils ont été enrôlés comme enfants soldats par le RUF, à ce jour, elle est toujours sans nouvelles d’eux.

Depuis la fin de la guerre en 2002, plusieurs ONG ont tenté de faire dialoguer les victimes et leurs bourreaux, en s’appuyant sur une tradition sierra-léonaise : le Fambul Tok, une sorte de discussions familiale, fondée sur l’aveu et le pardon.

Mais Kumba, les larmes aux yeux, explique que c’est extrêmement difficile.

 « On nous a dit : il faut pardonner aux auteurs des crimes pour tourner la page, et j’essaye… j’essaye... »

La réintégration des anciens combattants, notamment des enfants soldats, a été l’une des étapes les plus complexes du processus de paix, reconnaît Yasmin Jusu Sheriff, de la Commission Vérité et Réconciliation.

 « Il y avait des endroits où ils n'étaient pas acceptés. Mais je pense qu'il y a eu beaucoup d'endroits où les gens ont fini par comprendre que les circonstances ont contraint les gens à faire des choses terribles. Et qu’ils ne le faisaient pas toujours de leur plein gré. Parfois ils étaient forcés par les circonstances. Donc je crois qu'il y a eu une certaine réconciliation ».

Regrets et espoirs

Aux abords de l’une des plages de Freetown, Anthony Oscar, en maillot de foot et short, joue avec sa fille de trois ans. Il a été enfant soldat.

« J’ai été enlevé à l'âge de 9 ans par les rebelles. On m’a mis une arme dans les mains contre mon gré. Je recevais des injections de drogue par mon commandant, et je n’avais plus ma tête. Avant que je prenne l'arme, ils ont tué quatre de mes amis devant moi, j’ai eu peur et je me suis joint à eux ».

Le vent de la plage soulève les vêtements suspendus dans la cour de la maison d’Eldred Collins, l’ancien porte-parole du RUF. Collins minimise le rôle du mouvement rebelle dans l’enrôlement des enfants soldats.

« Toutes les factions impliquées dans la guerre doivent être tenues responsables. Toutes les factions qui avaient une arme à l’épaule dans ce pays sont responsables, même les forces de l’ECOMOG, de la Cedeao, elles ont la plus lourde responsabilité de certaines des atrocités qui se sont produites à Freetown : tuant des gens innocents, disant qu'elles étaient du RUF alors que ce n’était pas vrai », assure-t-il.

Quel espoir nourrit-il maintenant ? « Nous espérons que de tels évènements ne se reproduiront plus en Sierra Leone et nous demandons à nos dirigeants de penser à leur peuple et non à eux-mêmes. Car, ils sont les éléments les plus corrompus. Ce sont eux qui nous ont poussés à la guerre, à faire des choses qui ne sont pas correctes ».

Un premier aveu ? Anthony Oscar, ancien enfant soldat, lui, s’exprime avec remords.

« Oui, j'ai des regrets, parce qu'à cette époque, j’ignorais ce que je faisais, mais avec le temps, je peux dire que oui, j'ai perdu beaucoup de membres de ma famille. Nous n’avions pas conscience de la gravité de nos actes : on nous disait de tuer. Aujourd’hui, certains d'entre nous vont à l'église, nous demandons à Dieu de nous pardonner et nous savons que Dieu nous pardonnera parce que nous n’étions pas nous-mêmes ».

Anthony a pu intégrer une maison d’accueil, fondée par un prêtre italien, et désire tourner la page. Il est métis, né d’un père allemand et d’une mère sierra-léonaise. Il veut maintenant partir à la recherche de ses origines.

« Désormais, je veux retrouver mon père. Je suis allé à l'ambassade d'Allemagne pour chercher des informations sur lui, je porte son nom, il s’appelle René Oscar. La guerre est terminée, je veux avoir de ses nouvelles. Ce n’est pas que pour moi. J'ai deux enfants. Ils veulent connaître leur grand-père ».

 

La vidéo

À écouter aussi: Sierra Leone: au camp des amputés de Freetown, les traces encore visibles du conflit.

 

NewsletterRecevez toute l'actualité internationale directement dans votre boite mail

Suivez toute l'actualité internationale en téléchargeant l'application RFI

Voir les autres épisodes