Grand reportage

Bangladesh : dans les chantiers de démolition des navires, l’amiante tue à petit feu

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Plus d’un quart des navires marchands du monde sont démantelés dans les chantiers de Chittagong, au sud du pays. À leur bord, se trouvent des tonnes d’amiante très difficiles à traiter. L’industrie essaie de se moderniser, mais l’essentiel du travail est encore dangereux et polluant. Reportage. 

Le chantier du groupe PHP a modernisé ses infrastructures et les équipements des travailleurs. Il est l’un des rares à compter une salle de désamiantage. Ici, un vraquier de 20 000 tonnes, visible au fond, en train d’être désossé.
Le chantier du groupe PHP a modernisé ses infrastructures et les équipements des travailleurs. Il est l’un des rares à compter une salle de désamiantage. Ici, un vraquier de 20 000 tonnes, visible au fond, en train d’être désossé. © Sébastien Farcis/RFI
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De notre envoyé spécial à Chittagong, sud du Bangladesh,

Fazlul Karim aimait son travail de démolition des navires de Chittagong. Pendant plus de vingt ans, ces chantiers ont représenté son petit royaume, où il régnait avec fierté : « j’avais toujours rêvé d’y travailler, et j’étais devenu le meilleur coupeur, assure-t-il, d’un air vantard. Dès qu’il y avait des coques difficiles à couper, ou des tuyaux qui résistaient, c’est moi qu’on appelait. » Mais ce travail était difficile. Et « l’atmosphère chaotique, poursuit-il, en plissant les yeux et mimant l’effort. Des fumées flottaient, on n’y voyait rien et on pouvait à peine respirer. Et dès qu’on coupait les tuyaux, on voyait l’amiante qui volait ». 

L’amiante. C’est finalement lui qui a abattu ce robuste gaillard. Cette poudre organique et toxique, inhalée sans précautions, a ravagé ses poumons, qui ont aujourd’hui perdu 40% de leur capacité respiratoire. À 55 ans, Fazlul Karim ne peut plus faire d’efforts, à peine monter des marches. Il a dû arrêter de travailler, n’a plus de revenus réguliers et doit en plus payer 75 euros par mois de médicaments. « Si j’avais su ce que faisait l’amiante, je me serais protégé, conclut-il dans une voix sifflante, les yeux embués. Mais pendant toutes ces années, on ne nous a rien dit ». 

Ce n’est qu’en 2016, et grâce à un médecin spécialisé venu d’Inde, que Fazlul Karim et d’autres travailleurs de ces chantiers du sud du Bangladesh ont pu mettre un mot sur leur manque chronique de souffle: l’amiantose. Sur les cent ouvriers étudiés par ce médecin, un tiers souffraient de cette maladie causée par l’inhalation de l’amiante, et qui peut entraîner des cancers. 

Fazlul Karim a travaillé dans les chantiers de Chittagong pendant 30 ans. Il a perdu 40% de ses capacités respiratoires à cause des poussières d’amiante qu’il a respirées. Il ne survit que grâce à ces médicaments.
Fazlul Karim a travaillé dans les chantiers de Chittagong pendant 30 ans. Il a perdu 40% de ses capacités respiratoires à cause des poussières d’amiante qu’il a respirées. Il ne survit que grâce à ces médicaments. © Sébastien Farcis/RFI

Des navires européens envoyés au Bangladesh

Le Bangladesh compte la deuxième plus grande industrie de démolition des navires marchands du monde, après l’Inde. Entre 2020 et 2022, 500 cargos, pétroliers ou porte-conteneurs ont terminé leur vie à Chittagong, soit 27% de tous les bateaux démantelés du monde, selon le décompte de l’ONG Ship Breaking Platform. Les navires sont complètement désossés, l’essentiel des matériaux est recyclé, et ces épaves représentent ainsi la première source d’approvisionnement en acier du pays. 

Mais ce démantèlement est polluant et dangereux pour les ouvriers : il est réalisé à même la plage, en tirant ou découpant souvent les pièces sur le sable, et les carburants comme les produits toxiques peuvent s’échapper en mer. 

Et il y a l’amiante : cette fibre toxique a été interdite dans la construction des bateaux depuis 2011, mais les navires qui arrivent au Bangladesh ont plus de vingt ans, et en portent donc encore à leur bord. Une étude du département d’ingénierie marine de l’Université de Dacca a calculé qu’environ 17 000 tonnes d’amiante étaient arrivées sur ces navires entre 2010 et 2018. 

La convention de Bâle sur le contrôle du transport et de l’élimination des déchets dangereux interdit aux pays de l’OCDE et de l’Union européenne d’exporter leurs navires contenant des déchets toxiques, comme l’amiante, dans les pays en développement. Toutefois, les armateurs contournent cette régulation en revendant ces bateaux en fin de vie à des intermédiaires douteux, qui les font passer sous un pavillon de complaisance au Panama ou dans les Caraïbes. Et c’est ainsi que des dizaines de navires grecs, japonais ou coréens arrivent chaque année au Bangladesh. 

 

A la sortie des chantiers, des menuisiers construisent des fours artisanaux à partir d’une fibre récupérée des bateaux, qu’ils décrivent comme de l’amiante.
A la sortie des chantiers, des menuisiers construisent des fours artisanaux à partir d’une fibre récupérée des bateaux, qu’ils décrivent comme de l’amiante. © Sébastien Farcis/RFI

Des fours en « amiante »

Et comme pour le reste des matériaux de ces bateaux, l’amiante est recyclé. Dans un petit atelier situé près des chantiers, deux menuisiers découpent des planches de fibre, dans un nuage de poussière blanche. « C’est de l’amiante, affirme simplement l’un d’entre eux, Mohammed Abdul Salam, la trentaine, en plantant des clous dedans. Ces planches viennent des chantiers de bateau et nous les découpons pour faire des fours. » À côté de lui s’empilent des dizaines de petits foyers peints en bleu ou rose. « l’amiante retient très bien la chaleur, et c’est très résistant, poursuit l’artisan. Cela permet d’utiliser moins de bois pour faire chauffer la nourriture, c’est pour cela que les gens adorent ces fours. Avant, ils utilisaient des fours en ciment, mais ils étaient deux fois plus chers et ils se brisaient plus facilement ». Les deux menuisiers fabriquent entre 70 et 80 fours par jour. À l’extérieur de leur atelier, une pile de chutes s’empile. « On ne peut plus rien faire de ces morceaux, confie Abdul Salam. Des gens les récupèrent et les utilisent pour faire du terrassement ».  

L’association des chantiers de démolition a fait analyser le matériau utilisé par ces menuisiers. Leurs résultats indiquent que cela n’est pas de l’amiante. Nous n’avons toutefois pas pu réaliser ces tests de manière indépendante pour le confirmer. 

Un désamiantage plus encadré

Progressivement, les chantiers se modernisent: sur la quarantaine qui opèrent, quatre ont reçu la certification de la convention de Hong Kong, qui garantit de meilleurs conditions de travail et un processus moins polluant. Le groupe PHP, pionnier dans le domaine, a investi 14 millions de dollars (12,9 millions d’euros) depuis dix ans pour réduire son impact environnemental et social: sur leur ponton que nous visitons, les travailleurs portent des équipements modernes de protection, une rigole a été construite autour pour récolter les liquides et les retraiter. Et surtout, une salle de désamiantage a été installée : les pièces amiantées des navires, qui peuvent être transportées, comme les tuyaux, sont traitées dans cette pièce, placée sous pression pour éviter que les particules en sortent. L’espace peut être entièrement nettoyé après usage pour enlever les fibres. « Si nous trouvons de l’amiante friable, nous pouvons aussi confiner une partie du bateau pour traiter cette zone. Nous l’avons fait en 2019 », assure Sehal Anwar, un des responsables qualité et sécurité de PHP. Lamiante récupéré est ensuite mélangé à du plâtre, placé dans des sacs en plastique et entreposé dans les entrepôts de la société.  

Ce traitement représente une exception au Bangladesh, mais les autorités veulent pousser à la modernisation des autres chantiers : le pays a ratifié en juin dernier (2023) les statuts de la convention de Hong Kong, qui s’imposeront donc à tout le secteur à partir de juin 2025. Ces règles demeurent toutefois indicatives et non opposables légalement, et l’impact dépendra donc de la bonne volonté des chantiers et des autorités locales. 

(Avec Redwan Ahmed)

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