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Soudan: «Une mobilisation est urgente pour pousser les militaires à revenir en arrière»

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Le chef de l’armée soudanaise, le général Abdel Fattah al-Burhan, a dissous hier, lundi 25 octobre 2021, les autorités de transition. Le Premier ministre Abdallah Hamdok et des membres de son gouvernement ont été arrêtés. Pourquoi ce coup de force ? Comment le bras de fer entre civils et militaires peut-il évoluer ? Le chercheur Jérôme Tubiana, spécialiste du Soudan, est l’invité de Laurent Correau.

Des femmes soudanaises protestent contre le coup d'Etat militaire, lundi 25 octobre 2021, dans le sud de la capitale, Khartoum.
Des femmes soudanaises protestent contre le coup d'Etat militaire, lundi 25 octobre 2021, dans le sud de la capitale, Khartoum. AFP - -
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RFI : Qu’est-ce qui a poussé les militaires à effectuer ce coup d’État, selon vous ?

Jérôme Tubiana : Difficile de le dire, mais il est clair que beaucoup de militaires n’étaient pas très heureux de la perspective d’une transition vers un pouvoir de plus en plus civil et démocratique. Ils se sentaient notamment menacés par la réforme des services de sécurité. Ils se sentaient menacés par la perspective qu’il y ait des actions de justice soit au niveau international à la Cour pénale internationale pour les crimes commis au Darfour depuis 2003, soit au Soudan même, notamment l’enquête sur la répression des manifestants précédemment menée en 2019, qui pouvait mettre en cause beaucoup plus de gens, Hemedti notamment, mais aussi des dirigeants importants de l’armée.

Les réformes économiques menées par le gouvernement Hamdok se heurtaient à la volonté des militaires de conserver leurs propriétés économiques, parce que l’armée soudanaise et d’autres parties de l’appareil sécuritaire soudanais sont aussi des propriétaires très importants d’un certain nombre d’entreprises. Pour autant, je ne trouve pas que les circonstances soient particulièrement favorables pour faire un coup, puisqu'il y a eu il y a quelques jours des manifestations de soutien au gouvernement civil qui ont été importantes.

Ce conflit entre civils et militaires a été présent dès les négociations, avant même la constitution des autorités mixtes

 

Quand diriez-vous que le rapport de force entre civils et militaires a commencé ? Est-ce qu’il a démarré dès août 2019, dès la signature au Friendship Hall de Khartoum de la déclaration constitutionnelle, ou est-ce qu’il y a eu une période de cohabitation sans tensions, pourrait-on dire, entre les deux camps ?

À mon avis, ce rapport de force, ce conflit entre civils et militaires a été présent dès les négociations, avant même la constitution des autorités mixtes de transition civilo-militaire, mais il a été disons moins visible non du fait d’une bonne entente, du fait d’abord que beaucoup d’acteurs civils et militaires n’étaient pas forcément très forts et donc avaient intérêt à s’entendre entre eux, ou en tout cas à masquer leurs conflits.

►À lire aussi : Entretien - «Depuis le début, les militaires ne voulaient pas des civils dans la transition» au Soudan

Il y avait aussi d'autres conflits internes aux civils et internes aux militaires qui paraissaient jusque-là plus importants, c’est en particulier le cas du conflit entre al-Burhan, le chef de l’armée régulière et son adjoint Hemedti qui lui est le chef d’un groupe paramilitaire. Al-Burhan souhaitait plutôt contrôler les forces paramilitaires les forces de soutien rapide d’Hemedti, donc il y avait évidemment une compétition entre eux. Aujourd’hui, ils semblent être unis, et il est probable qu’il y ait une entente entre al-Burhan et Hemedti qui ait rendu possible ce coup de force, c’est seulement dans les toutes dernières semaines qu’ils sont apparus à peu près sur la même ligne.

De quelle manière est-ce que ce qui s’est passé fin septembre, une supposée tentative de coup d’État dénoncé par l’armée, a contribué à aggraver la crise entre civils et militaires ?

Civils et militaires se sont jetés à la figure des accusations de responsabilité quant au coup ou de faiblesse. Les militaires ont déjoué le coup, mais il y a aussi une autre interprétation qui circule depuis à Khartoum, qui est que les militaires ou en tout cas une partie d’entre eux ont fait une sorte de « test » de coup. Est-ce que le test a été positif ? Pas vraiment puisqu’il a été suivi par des mobilisations massives de soutien au gouvernement Hamdok et aux civils. Pour autant, visiblement en tout cas, les militaires ont considéré qu’il était possible aujourd’hui de faire un coup.

Justement le bras de fer entre civils et militaires s’illustre dans la rue depuis la mi-octobre, depuis qu’on a vu des manifestants hostiles au gouvernement d’Abdallah Hamdok monter leur tente devant le palais présidentiel à Khartoum. Est-ce qu’effectivement la population est partagée dans ce bras de fer, ou est-ce qu’elle soutient plutôt les forces pour la liberté et le changement, c’est-à-dire la composante civile de la transition ?

Je ne pense pas que la population soutienne les forces pour la liberté et le changement en soi, parce qu’elles ont beaucoup déçu, et qu’elles représentent l’élite plutôt que la population générale, mais la population soutient certainement les comités de résistance qui sont vraiment le véritable fer de lance de la révolution de 2019, parce que ce sont des comités qui sont implantés dans des quartiers, qui sont véritablement des représentants de la population, plus que les politiciens.

Il est vraiment urgent, sans doute qu’il y ait une mobilisation

Est-ce que les comités de résistance dont vous parliez à l’instant sont susceptibles de se mobiliser dans le cadre d’un bras de fer entre civils et militaires dans les jours qui viennent ?

Je pense qu’ils vont se mobiliser à l’évidence et que ça risque d’être une mobilisation très forte. On peut espérer que les militaires fassent preuve de suffisamment d’intelligence et de retenue pour ne pas se livrer à une répression violente. Par le passé en 2019, il y a eu des phases de répression violente dans la rue notamment lors du massacre du 3 juin, mais aussi à d'autres moments de la retenue qui a permis justement les négociations. Donc là il est vraiment urgent, sans doute qu’il y ait une mobilisation et que ce soit une mobilisation qui pousse les militaires à faire pression sur les militaires pour qu’ils remettent la transition sur les rails, qu’ils reviennent en arrière simplement et qu’ils se remettent à la table des négociations avec les civils, pour constituer un gouvernement civilo-militaire.

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