Reportage international

Russie: des «revenants» d’exil très discrets

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« Où sont les hommes ? » Cette question qu’on pouvait se poser dans les cafés et restaurants des grandes villes russes l’année dernière à la même époque s’est presque évanouie. Aujourd’hui de nombreux jeunes hommes ainsi que leurs proches sont rentrés en Russie, faisant le plus souvent profil très bas. On ne sait en tout cas pas combien ils sont à être rentrés ni si ce retour est forcément définitif.

Dans les rues du centre de Moscou, le 21 juin 2023.
Dans les rues du centre de Moscou, le 21 juin 2023. AFP - NATALIA KOLESNIKOVA
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Il y a un peu plus d’un an, ils commençaient à peine à s’installer en Arménie, en Géorgie, ou dans un pays d’Asie centrale pour fuir la mobilisation partielle, parfois avec leurs proches. Ils ne sont pas tous rentrés en Russie ces derniers mois, mais chez ces revenants, le même état d’esprit : « Entre deux maux, il faut choisir le moindre ». La formule est de Sergueï, salarié du secteur des nouvelles technologies de 37 ans, qui de ces six mois passés en Nouvelle-Zélande revient avec cette conviction : l’exil, ça n’est pas pour lui. « Au début, j’ai fait tout ce que j’ai pu pour m’intégrer. Mais j’ai fini par réaliser que je n’avais pas d’avenir en Nouvelle-Zélande. Peut-être que si j’étais parti avec suffisamment d’argent, par exemple pour m’acheter une maison, j’aurais vu les choses différemment. Au fil des mois, j’ai amélioré mon anglais, mais j’ai aussi commencé à douter, à me poser des questions. Et puis on m’a offert un très bon travail à Moscou, et tous mes doutes se sont envolés ». Le retour est pour lui une forme de soulagement : « En Russie, explique Sergueï, les gens voient bien que la vie suit son cours, ils sont moins nerveux à propos de ce qu’il se passe. Tout le monde finit par se dire qu’après tout ce n’est pas la fin du monde ».

« Ce qu’il se passe » : ce salarié dans le secteur des nouvelles technologies n’ira pas plus loin que ces mots pour décrire ce que le Kremlin persiste à appeler « une opération militaire spéciale » et ses conséquences terribles. Pourtant, sous la surface d’un pays indifférent, qui vaque à sa vie quotidienne, loin des bombes et des drones russes qui quotidiennement sont lancés en Ukraine, Andreï (le prénom a été changé à la demande de l’intéressé - NDLR), assis à une table d’un café de la capitale, fait un autre constat depuis son retour il y a quelques mois : « Pour moi le niveau de propagande a encore augmenté, et j’ai aussi le sentiment que la société est devenue bien plus polarisée.  Certaines personnes sont désormais bien plus en faveur de la Russie et de ce qu’elle fait, d’autres vraiment encore plus contre. »

Rentré après des mois passés entre la Tanzanie, le Kazakhstan et la Thaïlande, lui aussi à cause du mal du pays, et lui aussi avec à la clé une offre de travail alléchante dans un pays qui manque de bras et de cerveaux, à 34 ans cet artiste ne repartirait que pour une seule raison : « Si se profilait la menace d’une nouvelle mobilisation. Mais tout le monde nous a promis qu’il n’y aurait pas de nouvelle vague, et c’est en effet ce qu’il se passe. On entend qu’il y a beaucoup de volontaires qui vont au front, donc j’imagine qu’il y a suffisamment de personnes là-bas maintenant. »

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C’est exactement le pari que fait le Kremlin : que la guerre soit dans l’arrière-plan officiel le plus lointain possible de la vie quotidienne, que la population se remette du choc de la mobilisation partielle décrétée en septembre 2022. Les journaux télévisés des télévisions d’État qui au début du conflit le présentait comme une épopée, et singulièrement le siège de Marioupol, ont cet automne relégué les informations militaires en toute fin de leurs éditions. Le calendrier officiel 2024, celui qui traditionnellement présente Vladimir Poutine dans toutes ses activités, ne le montre pas une seule fois à la rencontre des militaires, lors d’un conseil de sécurité, ou bien lors d’une visite du QG des opérations en Ukraine à Rostov. Le chef de l’État en pré-campagne présidentielle (il devrait se déclarer mi-décembre), y est même montré dans ses activités « classiques », comme la chasse en Sibérie. Comme avant le 24 février 2022, comme s’il ne s’était rien passé depuis.

Ce cadre d’une vie vantée comme « normale », est pourtant loin de suffire à tout le monde, et singulièrement pas à Tatiana (le prénom a été changé à la demande de l’intéressée - NDLR). À 35 ans, cette salariée du secteur des nouvelles technologies est revenue pour mieux repartir.  « Je ne suis pas d’accord avec ce que la Russie fait en Ukraine, avec cette agression militaire, et c’est devenu de plus en plus difficile d’exprimer ma position publiquement » dit-elle. « Les lois sont devenues très dures. De plus, je pense que les conditions de vie vont s’aggraver et que l’économie va devenir instable. Alors, au lieu de partir sur un coup de tête comme je l’ai fait il y a un an et demi, quand tout cela m’a coûté beaucoup d’énergie et beaucoup d’argent, cette fois, je planifie et je prépare mon départ ».

Tatiana ne sait pas encore si de sa future vie d’exilée elle fera une vie de militante, mais elle a bien entendu le pouvoir menacer de manière répétée ceux qui à l’étranger prennent publiquement position contre le Kremlin et sa politique. La semaine dernière, dans une interview accordée à la chaîne YouTube MGIMO 360, (MGIMO est l’université de relations internationales de Moscou, la plus réputée de Russie - NDLR) le porte-parole du Kremlin déclarait : « La patrie est toujours ouverte à tous, sauf aux ennemis. N’oubliez pas que parmi ceux qui sont partis, certains collectent de l'argent pour les forces armées ukrainiennes, prennent la parole lors de divers événements sociopolitiques et disent du mal de notre pays. À bien des égards, ils calomnient la Russie. Il sera impossible pour ces gens de revenir ici. Je ne parle même pas forcément des lois qui s’appliqueront à eux, mais des gens qui ne les accepteront pas ».

Question d’image ? Commentant le départ des Russes après le début de la mobilisation partielle, Dimitri Peskov s’est aussi posé en désaccord avec le fait qu'une partie importante des jeunes ait quitté le pays. « Tant de gars sont allés au front en tant que volontaires, dans différentes unités. Tant se sont mobilisés et se battent désormais. Ils sont nombreux à être restés ici ».

Le mois dernier, le président de la Douma Viatcheslav Volodine menaçait d’accuser de haute trahison à leur éventuel retour les Russes ayant pris position contre les décisions des autorités. « Nous devons choisir l'endroit où il est préférable de les envoyer immédiatement », a-t-il dit, proposant ensuite de les exiler « dans les territoires où notre climat est plus constant, là où il n’y a pas d’été ».

Dans la région du Tatarstan, un projet de loi élargissant le champ d'application du Code des infractions administratives de la Fédération de Russie est en débat. S’il est adopté, il permettra de poursuivre en justice les citoyens russes vivant à l’étranger pour « discrédit » de l’armée russe et « abus de la liberté d’expression ».

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