Des musées français courbent-ils l’échine devant Pékin et ses demandes de réécrire l’histoire ? C’est ce qu’un collectif de chercheurs dénonce dans une tribune au quotidien Le Monde. Une polémique qui met deux grands musées dans l’embarras, alors que France et la Chine célèbrent cette année les soixante ans de leurs relations diplomatiques.
Deux des grands musées nationaux, le musée du Quai Branly-Jacques Chirac et le musée Guimet, auraient cédé aux pressions de la Chine en effaçant le mot « Tibet » de leurs collections. « Cette modification n’est que l’application d’une loi en vigueur dans la République populaire de Chine et montre la volonté que le Tibet, occupé et colonisé depuis 1950, doit être rayé des cartes et des consciences, au présent comme au passé », écrivent les 27 chercheurs de renom, dont la sinologue Anne Cheng, professeur au Collège de France, l’expert en art Jacques Bacot et la tibétologue Françoise Robin
« Nous demandons aux musées de respecter l’histoire »
Un exemple : dans la salle des objets tibétains du musée du Quai Branly, le visiteur peut lire que tel costume de danse sacrée bouddhique ou telle peinture d’un saint vient de Chine et plus précisément de « la région autonome du Xizang », le nom chinois pour le Tibet, qui lui n’est mentionné qu’en dernier lieu et entre parenthèses. Quant au musée Guimet, le plus grand musée d’arts asiatiques d’Europe, le Tibet a dû céder sa place à l’appellation « monde himalayen » dans les salles qui lui sont consacrées.
Pour l’éthnologue et tibétologue Katia Buffetrille, à l’initiative de la tribune, ces changements auraient été apportés à la demande de Pékin. « Il s’agit clairement d’une ingérence de la Chine, dont le but est de faire disparaître et d’invisibiliser le Tibet en tant que pays, dénonce-t-elle, c’est scandaleux que des musées acceptent de réécrire l’histoire et de participer ainsi à l’effacement du Tibet et de son peuple, les Tibétains ». La chercheuse souligne que les objets exposés viennent de toutes les régions du Tibet et datent de bien avant l’invasion chinoise de 1950 : « Nous demandons donc aux musées de respecter l’histoire ».
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Le musée Guimet dément toute ingérence chinoise
Confrontés à ces accusations d’ingérence chinoise, les deux institutions font profil bas. Dans un courriel à RFI, le musée Guimet dénonce des « mises en causes infondées » et donne pour preuve une exposition consacrée au centenaire du voyage de l’exploratrice Alexandra David Néel (1868-1969) au Tibet, la première femme occidentale à être entrée dans la capitale tibétaine Lhassa en 1924. Ce que le musée ne mentionne pas dans sa réponse : dans la présentation en ligne, il se garde bien de mentionner explicitement le Tibet, préférant l’appeler « le toit du monde ».
Par ailleurs, le musée rappelle que l’appellation « monde himalayen » correspond à une aire culturelle comprenant le Tibet et le Népal. « C’est faux, rétorque Katia Buffetrille, le monde himalayen ne recouvre pas le Tibet et le Népal, il recouvre la frange autour de l’Himalaya. Il faut savoir que le Tibet fait 2,5 millions de kilomètres carrés, ce qui correspond à un quart de la Chine, l’Himalaya ne représentant que la frange sud de ce territoire tibétain ».
Quant au musée du Quai Branly, il dément également toute ingérence extérieure et dit exercer ses missions en toute indépendance et avec une totale liberté scientifique : « Son intégrité professionnelle et son autonomie institutionnelle ne sont en rien menacées par des intérêts financiers ou politiques », écrit la directrice de la communication du musée, Myriam Simonneaux, dans un mail adressé à RFI.
Comment alors expliquer que le Tibet ne trouve pas sa juste place, ni dans les salles d’exposition, ni dans les catalogues en ligne des deux musées ? « Nos institutions veulent préserver à tout prix leur accès aux terrains de recherche, aux sources et aux archives chinoises, explique le collectif des chercheurs, et bénéficier des largesses financières et des prêts d’objets muséographiques dépendant de la bonne volonté du régime chinois. Alors, on amadoue la puissance menaçante qu’est devenue la Chine de Xi Jinping et l’on courbe l’échine devant ses exigences de réécriture de l’histoire et d’effacement de peuples ».
Le musée du Quai Branly s’en défend, en mettant en avant des soucis techniques : « Actuellement, l’outil de diffusion des notices en ligne rencontre des dysfonctionnements et, dans le cas des objets tibétains, ne fait pas remonter le « Tibet » comme il le devrait, écrit Myriam Simonneaux, nous travaillons à résoudre ce problème technique dès que possible ». Quant au terme chinois « Xizang », il n’aurait jamais été placé seul sur les cartels dans les salles d’exposition. À l’avenir, promet toutefois le musée, le Tibet ne sera plus présenté entre parenthèses, pour « lever toute ambiguïté ».
L’ingérence de la Chine dans les musées français n’est plus à prouver
L’ingérence de la Chine dans le monde culturel français n’est pourtant plus à prouver. En 2023, le musée d’histoire de Nantes s’était heurté à la censure de Pékin, lors de la préparation d’une exposition sur le conquérant Gengis Khan et son empire mongol. « La Chine avait demandé au musée d’effacer le nom de Gengis Khan, note Katia Buffetrille, son directeur a alors choisi de ne plus collaborer avec la Chine, il y a donc bien des musées qui refusent de se plier au diktat de la Chine ».
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Le Quai Branly et le musée Guimet se seraient bien passés de cette polémique sur la présentation prochinoise de leurs œuvres. Cette année, la France et la Chine célèbrent les 60 ans de leurs relations diplomatiques, avec toute une série d’expositions-évènement et de partenariats entre musées. Sur son site, le musée Guimet, institution principale de l’année franco-chinois du tourisme culturel, se vante d’ailleurs d’avoir « fait entrer 9,6 millions de km2 de culture et 10 siècles de civilisation chinoise » dans ses murs. Pour novembre, il prévoit notamment une exposition sur Chang’an, capitale de la dynastie Tang.
La brève occupation tibétaine de Chang’an en 763, qui a mis en danger l’existence même de la dynastie Tang, sera-t-elle mentionnée ? Ce sera l’occasion de mesurer le pouvoir d’influence de la Chine dans les musées nationaux français.
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