Chemins d'écriture

Défense et illustration de l’«universel horizontal», avec Souleymane Bachir Diagne (2e volet)

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Le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne a fait paraître cette année son autobiographie, « Le fagot de ma mémoire ». Il y évoque ses thèmes de prédilection, qui vont du postcolonial à la pensée critique dans l’islam, en passant par les philosophies africaines. Depuis 2008, l’écrivain enseigne à l’université Columbia, à New York, où il dirige l’Institut des études africaines. Voici le deuxième volet de la chronique que consacre Tirthankar Chanda à ce penseur et universitaire de renom.

Le philosophe Souleymane Bachir Diagne.
Le philosophe Souleymane Bachir Diagne. DR
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Quand on demande à Souleymane Bachir Diagne comment est né son goût pour la pensée philosophique, il renvoie à sa lecture du Coran, qui fut le premier texte qu’il a appris à lire et à réciter, comme la plupart des enfants musulmans. Il raconte comment, petit garçon, en se réveillant le matin, il écoutait son père psalmodier des passages du livre saint de l’islam. Il garde un souvenir ému de ce moment privilégié, d’autant qu’il avait l’impression de croiser des anges qui, comme le prétend la tradition, « viennent écouter ceux qui se sont arrachés à la douceur du sommeil, au lever du jour, pour invoquer Dieu en répétant sa parole » ?

C’est une trajectoire peu commune, celle de Souleymane Bachir Diagne. Élevé au Sénégal dans la tradition familiale d’islam rationnel et soufi, premier Sénégalais agrégé de philosophie, formé notamment par Louis Althusser et Jacques Derrida dans la plus pure tradition analytique et critique occidentale à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm à Paris, professeur aujourd’hui à l’université Columbia de New York, Souleymane Bachir Diagne est l’une des voix les plus respectées de la philosophie contemporaine.

« Althussérien et soufi »

L’homme est aussi un érudit dont l’œuvre fait dialoguer les trois continents. Il est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages qui portent entre autres sur la pensée philosophique et critique dans l’islam, l’influence de la pensée de Bergson sur le Sérère Senghor et l’Indo-musulman Mohammed Iqbal, ou encore les rapports entre l’Afrique et l’Occident. L’écrivain aime à rappeler que c’est sous la pression amicale de son éditeur, Philippe Rey, qu’il a écrit l’année dernière, profitant du confinement, une brève autobiographie, intitulée sobrement Le fagot de ma mémoire, dans laquelle il revient sur son parcours singulier d’althussérien et soufi, pour citer ses amis philosophes.

« Le confinement qui était lié à la découverte par l’humanité de sa propre vulnérabilité, explique Souleymane Bachir Diagne, a favorisé le travail de retour sur soi. Je me suis retrouvé dans une atmosphère de méditation, propice au fond à ce type d’écriture. Il fallait être dans un état de disponibilité d’esprit, qui a été plus facile à atteindre en raison de cette disponibilité dans le temps qu’apportait le confinement. »

Pourquoi écrit-on ses mémoires à 66 ans ? Selon le philosophe, l’écriture de cette autobiographie avait pour principal objectif d’essayer de comprendre et éclairer pour lui-même pourquoi et comment au fond il était passé d’un philosophe dans un domaine très technique, qui était celui de l’algèbre et de la logique, à cette figure de la pensée postcoloniale et de la question islamique qu’il est devenu aujourd’hui.

Provincialiser l’Europe

Il faudra toutefois attendre quasiment les dernières pages de l’ouvrage pour que Souleymane Bashir Diagne s’empare du thème de la « postcolonialité » dont il est devenu l’un des apologues les plus fervents. Il appelle à la décolonisation des esprits et des imaginaires et intervient dans les débats intellectuels houleux que ce thème suscite invariablement, opposant les européocentristes aux décoloniaux.

Qu’est-ce que le postcolonial selon vous, Souleymane Bachir Diagne ?  

« J’avoue que je ne sais pas ce qu’est le postcolonial, répond le philosophe. Comme tout le monde, j’ai ma propre définition de ce concept. Je dirais que c’est lié à l’idée d’une décolonisation intellectuelle, qui suit la décolonisation politique, achevée aujourd’hui très largement. Dans mon esprit, j’identifie le postcolonial à une pluralisation du monde. Au fond, c’était quoi la domination coloniale ? Elle découlait de l’idée qu’une région du monde, en l’occurrence l’Europe, s’estimait tout naturellement porteuse d’un universel qui serait dans sa mission d’apporter au reste de l’humanité. Elle s’était arrogé ce privilège exorbitant de représenter l’humain dans son universalité. Or depuis, le pluriel du monde a fait l’irruption sur la scène de l’histoire, remettant l’Europe à sa place : une région parmi d’autres. Certes, une région importante, ce qui explique que le monde continue de s’européaniser. Il s’africanise aussi parallèlement, par exemple dans les arts, dans les sciences, dans la créativité. Il est traversé de flux multiples, il est devenu pluriel et n’est plus désormais centré sur l’Europe. Pour moi, le postcolonial, c’est cela. Il est synonyme du décentrement du monde. »

L’intérêt de Souleymane Bachir Diagne pour le postcolonial ne date pas d’aujourd’hui. N’oublions pas que cet homme est né en 1955, l’année de la conférence de Bandung, en Indonésie, lors de laquelle les représentants des pays colonisés et fraîchement indépendants ont rappelé à l’Europe colonisatrice qu’aucun peuple n’avait le droit de coloniser les autres peuples. La cascade des indépendances qui ont suivi dans la foulée, notamment en Afrique, a créé les conditions dans lesquelles la génération de Souleymane Bachir Diagne a grandi, s’imprégnant des pensées d’un Aimé Césaire et d’un Frantz Fanon qui ont permis de décomplexer les relations entre l’Afrique et l’Occident.

Pour l’intéressé, la date fatidique dans ce domaine a probablement été l’année 2008. C’est l’année où après avoir enseigné l’histoire des idées dans le monde islamique pendant plus de 30 ans, à Dakar, puis à Chicago, il a rejoint l’université Columbia, à New York. Il se trouve que cette université est mondialement connue pour son département d’études postcoloniales, particulièrement dynamique, créé par le tandem mythique du Palestinien Edouard Saïd et de l’Indienne Gayatri Spivak. Ce duo a fait de la défense du pluralisme l’horizon intellectuel commun d’un monde trop longtemps européocentré.

« Je suis humain et rien de ce qui est humain ne m’est étranger »

« Si le postcolonial était une religion, Columbia serait peut-être son premier temple », écrit le philosophe Souleymane Bachir Diagne. S’inscrivant dans la droite lignée de son nouvel alma mater, ce dernier défend avec ardeur les thèses postcoloniales sur le « décentrement du monde » et la « provincialisation de l’Europe ». Il ne renonce pas pour autant, à son idéal de l’universalité, appelant à « faire humanité commune », faisant siennes les notions de « l’universalité horizontale », empruntées au philosophe français Merleau-Ponty et de « pluriversalité » – néologisme mêlant « pluriel » et « universel », que l’on doit au sémiologue argentin Walter Mignolo.

« La vieille parole humaniste, "je suis humain et rien de ce qui est humain ne m’est étranger", si nous n’avons pas le sentiment que cette parole doit continuer à orienter notre réflexion, à ce moment-là, nous nous retrouvons avec une juxtaposition d’humanités particulières, soutient le penseur. Ce monde fragmentaire n’est pas le monde où nous devons vivre et je crois par ailleurs que les défis auxquels nous sommes confrontés, défis écologiques, défis sanitaires, ils nous rappellent l’urgence de faire humanité commune, d’habiter ensemble la terre, dont nous avons découvert la fragilité, les vulnérabilités. »

Faire dialoguer les cultures et les civilisations, afin de « faire humanité ensemble et ensemble habiter la terre ». C’est aussi le sens du mot ubuntu, emprunté à la pensée africaine, mot par lequel se termine l’incontournable  Le fagot de ma mémoire de Souleymane Bachir Diagne. Ce livre, stimulant et riche, est une invitation à imaginer l’universel qui vient, un universel qui promet d’être riche de tous les particuliers.


Lire Souleymane Bachir Diagne : les 5 incontournables

► Léopold Sédar Senghor : l’art africain comme philosophie (Riveneuve, 2007)

► Bergson postcolonial. L’élan vital dans la pensée de Léopold Sédar Senghor et de Mohamed Iqbal (CNRS, 2011)

► L’Encre des savants. Réflexions sur la philosophie en Afrique (Présence Africaine/Codesria, 2013)

► En quête d’Afrique(s). Universalisme et pensée décoloniale, avec Jean-Loup Amselle (Albin Michel, 2018)

► Le fagot de ma mémoire (Philippe Rey, 2021)

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