À la recherche de l’écrivain disparu, avec Mohamed Mbougar Sarr (2/2)
Publié le :
Écouter - 04:14
Le Sénégalais Mohamed Mbougar Sarr est entré dans l’histoire de la littérature française en remportant, cette année, le prix Goncourt pour son magistral roman « La plus secrète mémoire des hommes ». Dans le deuxième volet de sa chronique consacrée à ce roman-événement, Tirthankar Chanda revient sur l’univers et les obsessions du romancier sénégalais, mais aussi sur sa puissance narrative.
« Je vais te donner un conseil : n’essaie jamais de dire de quoi parle un grand livre. Ou si tu le fais, voici la seule réponse possible : rien. Un grand livre ne parle jamais que de rien, et pourtant tout y est. » Cette affirmation pleine de sagesse et mâtinée d’humour est extraite du roman La plus secrète mémoire des hommes du Sénégalais Mohamed Mbougar Sarr. Elle s’applique à ce beau roman lui-même qui, comme on le sait, a valu à son jeune auteur de 31 ans le plus prestigieux prix littéraire français, le Goncourt 2021.
Un grand livre décidément, comme en témoigne la rapidité avec laquelle fut proclamé le nom du lauréat. Celui-ci a remporté le prix dès le premier tour avec les six voix sur les dix du jury !
Le destin maudit de Yambo Ouologuem
Il est en effet difficile de résumer La plus secrète mémoire des hommes. Disons tout simplement que cet ouvrage porte essentiellement sur la littérature, sur les promesses et les limites de l’imagination littéraire. Une description minimaliste que confirme l’auteur, Mohamed Mbougar Sarr : « Oui, c'est un roman sur la littérature. Et qui dit littérature dit questionnements sur la littérature, le questionnement sur le désir d'écrire et questionnement sur la manière également, dont les livres sont lus selon leurs auteurs. C'est à dire le pedigree de leurs auteurs, mais aussi leur âge, leur origine, leur couleur de peau, etc. Mais c'est avant tout un livre d'amour, de la littérature, sur la littérature ou qui interroge en tout cas les ressorts de l'amour, de la littérature. Et je pense que le terme le plus peut être complet, c'est celui du roman d'initiation ou de formation.»
Le livre de Mbougar Sarr est dédié au romancier malien Yambo Ouologuem, dont la figure admirée traverse le roman telle une présence tutélaire. L’homme est resté dans les annales pour son roman Le Devoir de violence, volcanique et iconoclaste. Paru en 1968, ce récit à souffle épique questionnait les clichés sur une Afrique vierge et harmonieuse d’avant la colonisation. Il fut consécutivement porté aux nues par l’institution littéraire française qui lui avait décerné le prix Renaudot, avant d’être voué aux gémonies pour avoir ouvertement plagié ses contemporains et les classiques de la littérature occidentale. Le scandale suscité par le constat des plagiats et les procès qui ont suivi, obligea l’éditeur à se désolidariser de l’auteur et à retirer le livre des ventes.
Révolté par les récriminations aux relents racistes suscitées par le scandale, l’auteur retourna chez lui et s’enterra dans son village jusqu’à sa mort en 2017. Le mythe est né, d’autant que les admirateurs du Malien n’ont jamais oublié son inventivité, son imagination épique et sa langue bouillonnante d’ironie et de révoltes. Dans les années 2000, les livres d’Ouologuem dont son opus incriminé, ont été republiés par son ancien éditeur parisien.
Sur les implications de cette réhabilitation, Mohamed Mbougar Sarr explique : « Il s'est écoulé assez de temps depuis l'opprobre qu'il a subie pour qu'on se réintéresse à lui vraiment comme écrivain. Évidemment, le personnage est fascinant. Son destin est fascinant, sa trajectoire est fascinante. Mais le plus intéressant, c'est de revenir à son texte. Et je pense que, comme écrivain, il est maintenant relu plus sérieusement. Mais on se penche aussi un peu sur ce qui s'est vraiment dit à cette époque, sur la solitude qui a été la sienne. Je pense que tout le monde a été ému quand on a annoncé sa disparition. »
Quêtes et enquêtes
Pour autant, La plus secrète mémoire des hommes n’est pas une biographie d’Ouologuem. C’est une œuvre de fiction, inspirée de la vie du Malien que nous livre Mbougar Sarr. Partant de la fascination qu’exercent sur sa génération la personnalité et le talent du romancier malien, l’écrivain a transposé le drame d’Ouologuem dans les années 1930 et sur les terres du Sénégal. Son héros, T.C. Elimane, connaît la gloire littéraire puis l’opprobre à la suite de la publication en 1938 de son opus magnum Le Labyrinthe de l’inhumain. Son destin maudit, qui n’est pas sans rappeler celui d’Ouologuem, fait de lui un écrivain de légende.
Diégane Latyr Faye, un romancier sénégalais balbutiant et narrateur du livre de Mbougar Sarr, découvre ce roman à Paris à la faveur d’une rencontre érotique. Il lit d’une seule traite ce récit qui commence comme un conte et pose des questions essentielles sur l’écriture, l’existence, l’amour. Impressionné par les talents de cet aîné tombé dans les oubliettes de l’histoire, le jeune homme se lance dans une vaste enquête sur les heurs et malheurs de cet auteur singulier. Diégane est un peu l’alter ego de son auteur, taraudé comme lui par les mystères de la littérature. « Par certains aspects, évidemment oui, il me ressemble, c’est mon double littéraire. Mais par d'autres, il est tout à fait différent, raconte Mohamed Mbougar Sarr. Comme moi, il est venu faire ses études en France. Comme moi, il a commencé une thèse de littérature. Comme moi, c'est un doctorant fainéant. Comme moi, il tente d'écrire. Comme moi, il a des modèles qui l’écrasent un peu, et dont il ne sait pas se débarrasser. Comme moi, il se demande quel est le sens de son engagement littéraire. Il y a beaucoup de choses qu'il fait tout de même que je n'aurais pas osé faire. C'est précisément parce que je n'ai pas eu le courage de m'engager dans une sorte de grande quête comme cela que j'ai écrit ce texte. »
C’est la quête de Diégane qui est au cœur de La plus secrète mémoire des hommes, récit magistral de la recherche du livre perdu. À la fois quête littéraire et enquête policière, la trajectoire du personnage narrateur est racontée comme une descente dans les enfers de l’histoire du XXe siècle. La colonisation, les guerres mondiales, la Shoah sont convoquées, appropriées, mises en scène avec les talents à la fois d’un peintre paysagiste et d’un conteur hors pair.
Les plus belles pages du livre concernent les évocations de l’Afrique profonde où Elimane a grandi, tiraillé entre la résistance et les tentations du savoir colonial. Les récits enchâssés quasi-borgésiens interrogeant les ambiguïtés de la création littéraire, ses finalités et la malédiction qui l’accompagne parfois, donnent toute la mesure de la puissance narrative mêlant l’écriture et la vie, qui est la dimension ultime de ce roman, comme le rappelle son auteur lui-même.. « Au-delà de l’obsession que je peux avoir pour Ouologuem et Le Devoir de violence, au-delà de ma fascination pour les livres maudits, au-delà de la fascination pour la question de la disparition des écrivains, tout cela est subsumé, rassemblé vraiment par la question du sens profond de l'écriture et de ce que l'on cherche lorsque l'on lit un livre ou lorsqu'on en écrit un, ce qui parfois est une seule et même chose. C'est ça que je cherche », explique Mohamed Mbougar Sarr.
À la fois conte traditionnel sur les maux de l’écriture et roman profondément moderne qui relie différentes formes de narration, temporalités, et voix, La plus secrète mémoire des hommes est un livre ambitieux dont les pages tutoient souvent les sommets de la créativité littéraire.
► La plus secrète mémoire des hommes, par Mohamed Mbougar Sarr. Philippe Rey/Jimsaan, 452 pages, 22 euros.
NewsletterRecevez toute l'actualité internationale directement dans votre boite mail
Je m'abonne