Eloge des femmes irrévérencieuses, avec la Ghanéenne Peace Adzo Medie
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Universitaire spécialisée dans la politique internationale et des sujets liés à la question du genre, la Ghanéenne Peace Adzo Medie signe avec Sa seule épouse un premier roman lucide et ironique sur le patriarcat. Récit sentimental et social, ce passionnant tourne-page, riche en intrigues et frustrations, flirte avec les conventions des romans à l’eau de rose pour raconter le vécu des femmes africaines contemporaines aux prises avec les préjugés anti-féministes de leurs sociétés.

« Lorsque j’ai découvert Cent ans de solitude, je ne savais pas ce qu’était le réalisme magique. J’avais à peine treize ans et je me vois encore en train de tourner les pages en m’exclamant à haute voix : « oh mon dieu, je n’aurais jamais imaginé que c’était possible ! ». J’ai le souvenir de voyager physiquement au fil des pages comme si je m’envolais avec les personnages. Voyez-vous, je viens d’un pays où imaginer une personne s’envoler n’a rien d’exceptionnel. C’est ce qui se passe constamment dans nos contes. Mais le roman de Marquez était le premier livre qui m’a fait réfléchir sur comment écrire pour que le lecteur ait le sentiment qu’il est en train de voler. Il y a une part de magie dans tout cela. »
Ainsi parle la Ghanéenne Peace Adzo Medie dont le premier roman Sa seule épouse vient de paraître en traduction française dans le cadre de la rentrée littéraire 2023. Universitaire et auteure, elle est maîtresse de conférences en genre et politique internationale à l’université de Bristol, au Royaume-Uni. Elle écrit aussi régulièrement sur ces questions, et notamment sur la violence perpétrée contre les femmes en Afrique.
Dans sa fiction, Medie s’inspire des problématiques sociales et féminines sur lesquelles elle a longuement travaillé, tentant de bâtir des passerelles entre sociologie et fiction. Même si, comme elle l’a dit en début de cette chronique, elle voue une admiration infinie à l’auteur de Cent ans de solitude, elle-même elle pratique une narration réaliste, profondément enracinée dans l’ici et maintenant, soucieuse de donner à voir à travers ses récits le vécu des femmes dans l’Afrique contemporaine.
Sa seule épouse, son premier roman paru en anglais en 2020, ne déroge guère à la règle.
Intrigue
« Ce roman raconte l’histoire d’Afi, jeune femme ghanéenne qui, à la demande de sa mère, accepte de faire un mariage arrangé. Mais très vite, elle comprend que son mari entretient une relation forte avec une autre femme. Cette relation est au cœur du drame qui va envenimer leur couple. Mon objectif dans ce roman n’était pas de faire le procès de la polygamie, mais de donner à voir le vécu des personnages. En rédigeant ce livre, je pensais constamment à mes aînées en littérature telles que Mariama Bâ, Ama Ata Aidoo ou encore à Buchi Emecheta, qui ont, elles aussi, exploré la condition féminine en Afrique et dont les œuvres m’ont inspirée. »
La condition féminine, mais aussi la société patriarcale, la polygamie sont quelques-uns des thèmes qu’aborde aussi Peace Adzo Medie dans son roman. L’action du récit se déroule dans une petite ville du Ghana où vit la narratrice. Orpheline de père, Afi habite, ensemble avec sa mère, chez son oncle paternel depuis la disparition de son père. Afin de joindre les deux bouts, sa mère travaille dans une entreprise appartenant à une riche famille ghanéenne. Emue par leur sort, la matriarche de la famille prend mère et fille sous son aile. Elle veut aussi que son fils se marie avec Afi, car elle désapprouve les fréquentations féminines du premier et surtout sa maîtresse d’origine libérienne.
Or Afi est une jeune fille moderne. Le mariage arrangé n’est pas sa tasse de thé. Elle ambitionne de devenir styliste, gagner sa propre vie et être libre pour aimer l’homme de son choix. Mais comme elle est aussi réaliste, elle finit par donner son feu vert à ce mariage arrangé avec le fils entrepreneur de la patronne de sa mère afin d’arracher sa famille à la précarité.
C’est sur la cérémonie pompeuse du mariage de la narratrice avec l’héritier de la riche famille Ganyo que s’ouvre le roman.
« Elikem m’épousa par procuration : il ne se présenta pas à notre mariage. La cérémonie eut lieu le troisième samedi de janvier, dans la cour intérieure de la demeure de mon oncle Pious. Des logements de deux pièces encadraient cet espace rectangulaire, dont un côté était fermé par un portail en bois donnant sur un trottoir animé. Nos proches, tous aussi joyeux les uns que les autres – quoique pour des raisons différentes – étaient assis face à face sur des chaises en plastique, louées pour l’occasion, qu’on avait soigneusement disposées en rangées d’un bout à l’autre de la cour. »
Ces premières phrases donnent le ton du récit, transformant d’emblée ce conte de fée à la Cendrillon en un récit subversif. Imaginant que le marié n’assista pas à son propre mariage, l’auteure fait voler en éclats le mythe du « prince charmant ». En effet, loin d’être le prince charmant, Elikem est quelqu’un de faible. Il est tiraillé entre sa maîtresse libérienne avec laquelle il ne veut pas rompre, et sa mère qu’il n’ose défier en répudiant la belle épouse que celle-ci lui a imposée. Qui plus est, il est aussi un peu amoureux de cette belle épouse avec laquelle il va avoir un fils. Cette comédie de situations finit par conduire à des imbroglios sentimentaux et sociaux qui fondent l’action de ce roman. Riche en intrigues, en cruautés et en déceptions, ce livre est un véritable page-turner.
Réinvention de soi
Roman social, Sa seule épouse est aussi et peut-être surtout un roman de quête identitaire féministe, centré autour du parcours quasi-initiatique d’Afi, l’héroïne-narratrice du récit. Dans les premières pages du roman, elle est une jeune femme naïve qui débarque dans la capitale ghanéenne pour rejoindre son mari. Elle a pour mission de le ramener sur le droit chemin, une mission qu’elle prend très au sérieux. Mais très vite, confrontée à des difficultés conjugales et sentimentales, elle gagne en épaisseur et maturité. Elle se lance dans un processus de réinvention de soi, apprenant d’abord un métier afin d’être indépendante financièrement. Elle veut aussi être libre dans sa tête, libre de l’emprise de son mari, de cette société patriarcale qu’elle vomit.
« J’adore les femmes irrévérencieuses, s’exclame Peace Adzo Medie. Pour moi, être irrévérencieux, c’est s’affirmer face au monde et défendre ses idées. Au Ghana, c’est courant d’entendre les gens vous dire : « le comportement de telle ou telle femme est particulièrement inconvenant ». Rarement, on dit cela des hommes, car ce qui est inconvenant pour le patriarcat c’est de voir les femmes refuser de subordonner leurs désirs aux diktats des hommes et ne pas rester à leur place. Mon roman montre justement comment dépasser ces assignations de genre en refusant de respecter les conventions et les convenances. J’ai beaucoup d’affection pour mon héroïne car elle est quelqu’un de totalement irrévérencieux. »
Lucidité, économie de moyens, empathie pour ses personnages sont les principales forces de Sa seule épouse. Sa narration qui donne à lire, dans les interstices de la comédie sociale, un récit sans complaisance des rigidités et des servitudes dans les sociétés africaines contemporaines, rappelle les premières fictions féministes d’Afrique. Avec peut-être le souci de l’écriture en sus.
Sa seule épouse, par Peace Adzo Medie. Traduit de l’anglais par Benoîte Dauvergne. Ediitons de l’Aube, 304 pages, 21 euros.
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