Chemins d'écriture

Décryptage et critique de la domination, avec Sophie Bessis

Publié le :

Spécialiste du Moyen-Orient et de l’Afrique, la Franco-Tunisienne Sophie Bessis est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages portant aussi bien sur l'histoire de la Tunisie, que sur la condition de la femme arabe ou sur le tragique déséquilibre Nord-Sud. Dans son nouveau livre « Je vous écris d'une autre rive : Lettre à Hannah Arendt », l'historienne revisite les sujets qui l'obsèdent à la lumière de la pensée de la philosophe juive allemande dont elle se sent proche, mais dont elle n'hésite pas à souligner les apories et les insuffisances. Portrait de Sophie Bessis.

Sophie Bessis est historienne et l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages consacrés à l'études relations Nord-Sud. "Je vous écris d'une autre rive: Lettre à Hannah Arendt" est le dernier livre qu'elle a publié aux éditions Elyzad.
Sophie Bessis est historienne et l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages consacrés à l'études relations Nord-Sud. "Je vous écris d'une autre rive: Lettre à Hannah Arendt" est le dernier livre qu'elle a publié aux éditions Elyzad. © Editions Elyzad
Publicité

Historienne, politologue, féministe, journaliste militante, la Franco-Tunisienne Sophie Bessis est l’auteure d’une œuvre considérable et importante, composée essentiellement d’essais historiques et d’ouvrages de réflexion. On lui doit, entre autres, une histoire érudite et passionnante de son pays natal, la Tunisie, de la haute antiquité à nos jours  (1), un portrait du président Bourguiba et des essais entre reportages et analyses sur l’évolution de la condition féminine dans le monde arabe.

Les thématiques qu’elle aborde dans ses ouvrages de réflexion se partagent entre l’économie politique du développement dans l’Afrique subsaharienne, région que l’écrivaine a sillonnée en tant que reporter, et la critique de l’hégémonie occidentale déchiffrée au travers de ses paradoxes et ses conséquences souvent tragiques. « Les lignes directrices de tout ce que j’ai écrit, déclare l’historienne, même si les bouquins que j’ai écrits peuvent paraître très différents les uns des autres, il y a une ligne directrice fondamentale qu’on peut appeler vulgairement les rapports Nord-Sud, mais je les ai abordés de différentes manières, à la manière d’économie politique, à la manière de l’histoire, à la manière de récits. Donc, c’est pour moi quelque chose de très structurant d’essayer de comprendre les racines de ce que j’appelle dans l’un de mes ouvrages, la « culture  de la suprématie». »

 Dans son nouvel opus, qui vient de paraître aux éditions Elyzad, l’historienne revient sur les thèmes qui lui sont chers tels que la question de l’altérité, l’universalisme, le face-à-face Orient-occident ou la logique meurtrière des nationalismes, mais en les situant dans le contexte problématique du conflit israélo-arabe. Je vous écris d’une autre rive : Lettre à Hannah Arendt (2) est un ouvrage atypique dans le corpus bibliographique de Sophie Bessis. Il est bref, à la fois littéraire et politique, à mi-chemin entre pamphlet, mémoire et interrogation sur notre devenir collectif. Ce qui est particulièrement novateur dans ce texte, c’est sa forme épistolaire, à travers laquelle l’auteure interpelle la philosophe juive allemande Hannah Arendt, sur les questions qui la taraudent.

Pourquoi Hannah Arendt ?

En effet, pourquoi Hannah Arendt ? Parce que l’auteur a beaucoup lu cette icône de la pensée occidentale du XXe siècle, disparue en 1975. Elle a admiré sa perspicacité, notamment dans ses travaux magistraux sur la modernité et sur le totalitarisme. « La critique du totalitarisme que formule la philosophe est une critique fondatrice de la pensée anti-totalitaire », rappelle Sophie Bessis. Pour son nouveau livre, cette dernière est partie plus précisément, comme elle l’a confié, « des écrits plus immédiatement politiques de Hannah Arendt, notamment ceux des années 1940-1960, dans lesquels elle livre une réflexion sur les limites et les dévoiements du nationalisme juif, correspondant à mes interrogations ». C’est le point de départ de ce dialogue aussi fécond que fictionnel que l’historienne a engagé avec l’éminente philosophe par-delà la mort.

Le point de départ de ce dialogue a aussi été la prise de conscience par l’auteure de Je vous écris de l’autre rive de ses convergences et de ses divergences avec Hannah Arendt. Toutes les deux sont des intellectuelles juives, c’est la première des convergences. L’une est Ashkénaze qui fuya l’Allemagne nazie et échappa à l’extermination en allant se réfugier aux Etats-Unis. L’autre est Sépharade de Tunisie, qui aime à se qualifier de « juivarabe », même si la famille Bessis fit les frais de la montée du nationalisme arabe après l’indépendance de leur pays en 1956.  « Quant à moi, comme le rappelle l’intéressée, je le dis dès le titre de ce nouveau texte, que je suis originaire de la rive Sud de la Méditerranée. Je suis née dans un pays arabe dont je possède la nationalité. Certes, je fais partie des privilégiés puisque j’en ai deux nationalités, je me réclame de cette rive sud, je me réclame de cette appartenance. Je revendique la pluralité de mes appartenances, mais mon appartenance arabe est une appartenance tout à fait essentielle dans la constitution non seulement de ma personnalité, mais de tout ce que j’ai pu écrire dans ma vie. ».

Cette affirmation n’est pas sans rappeler celle d’Arendt, qui, elle, avait toujours refusé les injonctions identitaires étroites pour ne mettre en avant, comme la seule filiation qui vaille, son appartenance à « la tradition philosophique allemande ». Enfin, ce qui réunit les deux femmes, c’est leur méfiance commune du nationalisme. Après avoir été sioniste dans sa jeunesse, Hannah Arendt était passée à l’antisionisme, réalisant combien les logiques nationalistes pouvaient être des impasses, débouchant inéluctablement sur le fascisme. Une crainte que partage pleinement Sophie Bessis, qui souligne la clairvoyance de son aînée, pointant du doigt la dérive fascisante de la droite dans Israël contemporain.

Divergences

Malgré ces correspondances aussi « profondes » qu’« étroites »  entre les deux intellectuelles, leurs divergences restent nombreuses, voire essentielles. La principale de ces divergences concerne l’européocentrisme « indécrottable » de l’Allemande, qui l’empêche, selon l’historienne, d’aller jusqu’au bout de la logique universaliste. « Hannah Arendt est un archétype de l’intellectuel européen. L’Orient, elle ne pense pas aux cultures, au passé, à l’histoire, dont il est porteur. Elle fait commencer cette histoire à l’Europe, alors que l’Histoire a commencé bien avant et bien plus au Sud. Quelque part, pour Hannah Arendt, l’universel reste européen, elle n’arrive pas à penser un autre universel que l’universel européen. Pour ma part, moi, je m’approprie l’héritage des Lumières pour qu’il devienne universel. Pour moi, ça c’est aussi un des centres de ce que je veux dire par mes écrits. Pour qu’il devienne universel, il faut provincialiser l’Europe, c’est-à-dire cesser de croire qu’il est le monopole de l’Europe. »

La Lettre à Hannah Arendt ne se clôt pas sur ce constat de différence, mais sur une promesse de renouveau, comme le suggère « Aurore », le dernier mot de ce long texte. Ce n’est peut-être pas anodin que l’auteur ait emprunté ce mot de la fin à un poète, en l’occurrence à Jean Giraudoux, sans doute pour mieux attirer l’attention sur les enjeux également poétiques de son face-à-face, mené avec cette acuité intellectuelle qui est la marque de fabrique de la démarche de Sophie Bessis.


  1. Sophie Bessis est l’auteure d’une quinzaine d’ouvrages, dont les plus récents ont pour titres : Histoire de la Tunisie. De Carthage à nos jours (Taillandier, 20219), Dedans, Dehors (Elyzad, 2010), Les Valeureuses, cinq Tunisiennes dans l’Histoire (Elyzad, 2017).
  2.  Je vous écris d’une autre rive : Lettre à Hannah Arendt. Editions Elyzad, Tunis, 2021. 90 pages, 13,50 euros.

NewsletterRecevez toute l'actualité internationale directement dans votre boite mail

Suivez toute l'actualité internationale en téléchargeant l'application RFI

Voir les autres épisodes