Égypte: quand Nasser voulait incarner le panarabisme avec la chanson «Enta Omri» d'Oum Kalthoum
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Des refrains pour l'Histoire, la nouvelle chronique musicale de l'été sur RFI. Le principe : raconter les temps forts et les bouleversements de l'histoire du continent africain, à partir des chansons qui les ont accompagnés. Au début des années 1960, Gamal Abdel Nasser mise sur la musique pour renforcer son influence dans le monde arabe. En 1964, après avoir pris la tête du mouvement des non-alignés, il relance la carrière d’Oum Kalthoum, un temps censuré, et orchestre sa collaboration avec Mohamed Abdelwahab pour « Enta Omri ». Enregistrée chez Sono Cairo, la chanson est largement diffusée sur la radio Sawt Al Arab, outil de propagande du régime.
Avec cette voix, elle a mis l’ensemble du monde arabe à ses pieds. Oum Kalthoum, la diva égyptienne, nous accompagne cette semaine avec ce titre « Enta Omri » (« Tu es ma vie », en arabe). Une chanson d’amour au service d’un rêve politique : le panarabisme.
C’est un jeudi soir en 1964. Tous les premiers jeudis du mois, c’est le même rituel. Du Caire à Jérusalem, de Rabat à Damas, les rues se vident. On se regroupe autour du transistor. Sawt El Arab — la Voix des Arabes — la radio augmente la puissance de ses émetteurs pour couvrir tout le Moyen-Orient. Oum Kalthoum va créer en direct une nouvelle chanson.
Tous les jeudis, c'est le même rituel, mais ce jour-là, c'est un événement. Car la chanson Enta Omri a été composée par le chanteur Mohamed Abdel Wahab, l'autre grande star du moment. Isabel Saiah Baudis est l’auteur de plusieurs livres sur la diva.
« C’est la première réunion de ces deux géants qui, sans se bouder, s’ignoraient un peu parce qu’ils devaient trouver qu’ils étaient déjà si grands tout seuls qu’ils n’avaient pas besoin de s’associer. Et cela parait incroyable, mais c’est quand même Nasser qui les a forcés à travailler ensemble. Ça parait incroyable. Eh bien pourtant, lui, il l’a fait. »
L’introduction de la guitare électrique, inspirée de la pop occidentale, contribue à son succès et symbolise un monde arabe moderne et ouvert, tel que le rêve Nasser.
« Les arabes ne s'accordent que sur le fait d'écouter Oum Kalthoum »
Revenons en arrière pour comprendre. Dans la nuit du 22 au 23 juillet 1952, un groupe d'officiers renversent le roi Farouk. À leur tête, il y a Gamal Abdel Nasser, il devient président. Son grand projet est alors d'unir la nation arabe sous l'égide de l'Égypte. Et très vite, le militaire comprend qu'Oum Kalthoum pourra l'aider à servir ce dessin.
« Ils avaient un même idéal arabe dans cette période de renouveau. Son ascension est très parallèle à celle de Nasser. C'est-à-dire qu’elle a voulu la liberté de l'Égypte. Elle a travaillé à ça. Elle a vraiment chanté son arrivée au pouvoir, le sauveur, le Zaïm. Une de ses chansons sera l'hymne patriotique, puis elle va chanter la nationalisation du canal de Suez. C'est un dialogue très politique et nationaliste entre les deux. Et souvent dans les photos, au premier rang, il y a Nasser aux concerts d’Oum Kalthoum », raconte Isabel Saiah Baudis.
Car rien de tel qu’Oum Kalhtoum pour exalter la rue arabe et renforcer la domination culturelle de l’Égypte. « C’est l’arme secrète de Nasser » dira même d’elle la CIA. Oum Kalthoum prône l’unité des arabes. Mais mieux que cela, elle l’incarne. « Les arabes ne s'accordent ni en politique, ni en pensée, ils ne s'accordent que sur le fait d'écouter Oum Kalthoum. Sa voix prouvait qu'il y avait quelque chose d'homogène dans cette nation du Golfe à l'Océan », relève Naguib Mahfouz, l’écrivain égyptien.
Le duo Oum Kalthoum et Mohamed Abdel Wahab
Au début des années 1960, le pouvoir de Nasser est à son apogée. C’est la guerre froide, il veut prendre la tête du mouvement des non-alignés. « Belgrade, capitale des pays non engagés selon la formule consacrée, était présent le colonel Nasser, l'un des leaders de cette conférence au sommet », lance le présentateur lors de la conférence des non-alignés.
Et c’est dans ce contexte qu’il a l’idée de réunir Oum Kalthoum et Mohamed Abdel Wahab. Il saisit l’occasion d’une remise de médailles en 1962 pour les en convaincre. « Il leur a remis des médailles du mérite de la musique. Ils étaient exemptés d’impôts. Ils avaient un statut mi-politique et complètement star. Et à la remise des décorations, Nasser leur a dit "Unissez-vous, votre renom n’en sera que plus grand" », développe Isabel Saiah Baudis.
Le plan ne fonctionne pas tout de suite. Pour Oum Kalthoum, Abdel Wahab est un rival. La chanson met deux années à sortir : « Elle a fait un peu mariner Abdel Wahab. Mais quand même Abdel Wahab aussi lui fera accepter cette innovation folle qui est la guitare électrique », narre Isabel Saiah Baudis.
Une guitare électrique aux côtés d’un oud traditionnel, une petite révolution dans le répertoire de la chanteuse. « Elle jusqu'à présent aussi était restée beaucoup plus classique. Et là, avec lui, elle s'ouvre à des sonorités plus modernes ou occidentales. Ce qui est sûr, c'est que cela devient le tube absolu », relate Isabel Saiah Baudis.
La chanson devient un symbole de la modernité du monde arabe. Un coup de maitre pour Nasser. Depuis, le rêve d'un monde arabe uni a perdu de sa vigueur. Mais continue d’exister lorsque, de Rabat à Damas, résonne la voix de la diva.
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