Recep Tayyip Erdogan, un «reis» fragile en campagne
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À deux semaines d’un scrutin crucial pour son avenir politique, le président turc Recep Tayyip Erdogan reprend prudemment sa campagne après une pause due à un problème intestinal. L’épisode relance les rumeurs sur son état de santé alors que le président sortant est devancé dans les sondages par son rival Kemal Kiliçdaroglu. Après 20 ans de pouvoir, le géant semble fragilisé.

« On a eu beaucoup de travail, j’ai attrapé une grippe intestinale, je vous demande pardon, ainsi qu’à vos téléspectateurs ». C'était le 25 avril en direct à la télévision et la vidéo est devenue virale sur internet. En pleine interview, Recep Tayyip Erdogan s'absente brusquement après un malaise avant de revenir un quart d’heure plus tard et de s’excuser. Depuis, il est au ralenti, dans une campagne au ton déjà inhabituel avant cet incident.
« Cette campagne d'Erdogan est molle, elle est amorphe, elle n’est pas dynamique. On n’arrive pas à le reconnaître, lui qui d'habitude parcourt toute l’Anatolie, harangue les foules, hurle », constate Bayram Balci, directeur de recherches à Science Po Paris. « Ce qui est très frappant à Istanbul, c'est qu'on a des affiches de l'opposition, mais on n'a pas du tout la tête d’Erdogan partout comme on l'avait d'habitude pratiquement pour toutes les élections », renchérit Dorothée Schmid, responsable du programme Turquie contemporaine et Moyen-Orient de l’Institut français des relations internationales (Ifri).
« Il est sur le terrain. Il promet des avancées concrètes, comme le branchement du gaz de la mer Noire pour fournir du gaz gratuitement aux foyers modestes, la reconstruction au plus vite dans les zones frappées par le séisme. Donc, il va encore à la rencontre de ses électeurs avec des promesses de cadeaux un peu clientélistes. Mais ce qui frappe aussi, c'est qu’en fait, il n’a pas vraiment de programme. On s'est beaucoup dit en amont des élections que l'opposition n'avait pas de programme, mais là, l'opposition déroule quand même un certain nombre de slogans de campagne, alors qu’Erdogan considère visiblement qu’il peut faire campagne simplement en consolidant l'existant et en allant au contact de ses électeurs. »
Fatigue de président, mais aussi des électeurs
Les séismes meurtriers de février expliquent en partie ce « profil bas ». « Ce serait un peu obscène, malsain, de circuler partout, de faire la fête, de distribuer des drapeaux », souligne Bayram Balci. « Un autre facteur joue : la stratégie habituelle de Recep Tayyip Erdogan qui consiste à afficher une forme de force virile, ça ne passe plus. Parce qu’il a fait ça pendant 20 ans, qu’il y a un effet lassitude et donc que c'est contre-productif. Enfin, peut-être est-il aussi fatigué. Cet incident à la télévision peut-être vu comme révélateur d’une certaine usure du pouvoir ».
Malgré cette usure du pouvoir et une popularité en baisse, malgré aussi son virage autoritaire, Recep Tayyip Erdogan reste pour beaucoup le président de la stabilité et de la sécurité. Celui qui a donné une stature internationale à son pays, celui aussi du rattrapage économique de la Turquie. Mais aujourd’hui, la crise, avec une inflation qui reste à plus de 50% – après avoir atteint 85% en octobre dernier – menace sa réélection. Elle a notamment laminé la classe moyenne néo-urbaine qui a pu émerger sous sa présidence. « Tous les ingrédients de vie quotidienne, la nourriture, le chauffage, les transports… Tout ce qui fait marcher le foyer est un problème pour les Turcs aujourd'hui, constate Dorothée Schmid. Et ils ne comprennent pas ce qui a tari cette sorte de source miraculeuse qui faisait que depuis qu’Erdogan était là, leur vie quotidienne s'améliorait sans arrêt et qu’ils accédaient à un niveau de consommation toujours supérieur. »
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Les séismes, qui ont fait plus de 50 000 morts dans l’est, ont ensuite fait brutalement décrocher la popularité du président. Les électeurs lui reprochent la lenteur des secours. « Recep Tayyip Erdogan s’en est excusé, même si, au vu de l’ampleur des destructions, ce reproche n’est pas entièrement justifié », tempère Bayram Balci. En revanche, la colère des habitants face à un laxisme criminel sur le respect des normes antisismiques, sur fond de corruption, l’est. Et comment organiser un scrutin fiable quand plus de trois millions de personnes ont été déplacées ? « J'ai vu beaucoup de gens, ces jours-ci, qui n'ont pas réussi à se faire inscrire sur les listes, et considèrent qu’il y a déjà là un empêchement de voter », raconte Dorothée Schmid. « Ensuite, on ne sait pas combien de morts a fait ce séisme en réalité. Le chiffre est supérieur à celui annoncé. Il y aura beaucoup de contestations, les résultats risquent de tarder et je pense que ce scrutin va être très difficile, sur un plan technique aussi. »
Un rattrapage aux législatives ?
L’opposition a mis toutes les chances de son côté : six mouvements allant de la gauche à la droite nationaliste sont alliés derrière Kemal Kiliçdaroglu, le leader du CHP, le Parti républicain du peuple. La semaine dernière, à Adiyaman en zone sinistrée, Kiliçdaroglu qui a récemment revendiqué son appartenance à la minorité religieuse alévi, a été pris à partie par un homme lui reprochant de ne pas savoir lire le Coran, par d’autres lui demandant de quitter les lieux, et son convoi a été attaqué par des militants de l’AKP. « Erdogan joue sur ces clivages, turcs contre kurdes, sunnites contre alévis, poursuit Dorothée Schmid. Dans cette campagne, il joue sur tout ce qui peut marginaliser cette opposition, tout ce qui fait qu'on puisse ne pas la prendre au sérieux ».
Recep Tayyip Erdogan est devancé dans les sondages par Kemal Kiliçdaroglu au deuxième tour de la présidentielle. « Il est fragilisé. Sauf miracle, il ne pourra pas gagner les élections », tranche Bayram Balci. Mais les législatives laissent le jeu ouvert. « L’AKP, même s’il n’est pas majoritaire, sera probablement encore la première force politique du pays. Et à ce titre-là, Erdogan pourra obtenir une certaine immunité ou un moyen de revenir – ou de rester – sur le devant de la scène », analyse le chercheur.
D’autant que l'opposition promet de revenir à un système parlementaire et de mettre fin au système présidentiel qu’elle appelle « le régime d'un seul homme ». Un homme qui agite devant les électeurs le chiffon rouge de l’instabilité qu’une victoire de la coalition d’opposition représenterait selon lui. Rien n’est vraiment joué, estime aussi Dorothée Schmid : « On ne peut pas dire à ce stade que les électeurs aient tous envie de donner les clés de la Turquie à un mélange de partis qui n'ont rien à voir les uns avec les autres, mais se disent tous contre Erdogan. Les choses ne sont pas aussi tranchées – du moins chez les électeurs indécis traditionnels, qui faisaient justement les marges de majorité de Recep Tayyip Erdogan. »
Au pouvoir depuis 20 ans, le président turc joue son va-tout. Mais le scrutin du 14 mai est aussi, dans un contexte géopolitique inflammable, un enjeu crucial pour les alliés occidentaux d’Ankara.
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