Grand reportage

Moldavie, la menace transnistrienne

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Depuis le début de la guerre en Ukraine, plus de 3 millions de personnes ont fui le pays. Au sud-est, la Moldavie a déjà accueilli l’équivalent de 4% de sa population, le double est également passé par le petit pays pour continuer ensuite vers l’Europe. Mais alors qu’ils servent d’hôtes, les Moldaves craignent également de devoir fuir à leur tour.

Des réfugiés ukrainiens près de la ville de Palanca après avoir traversé le point de contrôle de la frontière moldo-ukrainienne, le 1er mars 2022.
Des réfugiés ukrainiens près de la ville de Palanca après avoir traversé le point de contrôle de la frontière moldo-ukrainienne, le 1er mars 2022. © AFP/Nikolay Doychinov
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À la pointe sud de la Moldavie, le poste frontière de Palanca accueille depuis le 24 février les familles ukrainiennes qui fuient les régions de Mykolaïv, Marioupol et Odessa. Face à ces imposants portiques entourés de grillages, une vieille dame se débat pour échapper à celle qui semble être sa fille. Elle refuse de monter dans le bus qui finira de l’arracher complètement à son pays et aux proches qu’elle y a laissé. « Lâche-moi », crie-t-elle les yeux pleins de larmes « Mon cœur me fait mal, tu veux que je crève ici ? ». La vieille dame part d’un pas décidé vers les champs qui entourent ce grand parking puis repart vers l’Ukraine pour finalement s’immobiliser à nouveau face à la réalité froide et brutale. Là, debout côte à côte, malgré le vent glacial de la mer Noire qui leur fouette le visage, les deux femmes restent droites tournées vers l’Ukraine à quelques mètres seulement.   

Le bus dans lequel elles ne monteront pas emmène les voyageurs quelques kilomètres plus loin, jusqu’à la prochaine étape de leur périple une « gare improvisée » sur un terrain vague. De nouveaux cars partent ensuite pour les capitales roumaine et moldave, ou pour la gare ferroviaire la plus proche.  

Evghenia est à peine descendue du bus venu de la frontière qu’une amie vient la serrer dans ses bras. Tatiana est moldave, elle a l’habitude de rendre visite à son amie tous les étés depuis 15 ans dans sa maison au bord de la mer près d’Odessa. Depuis le 24 février, des bateaux russes se sont multipliés à l’horizon. « Ils étaient cinq au début, ils sont une quinzaine maintenant, raconte Evghenia. Et des bombes sont tombées aussi, deux dans la vallée à côté de chez nous, deux sur le village militaire et encore une sur la station électrique. » La cinquantenaire a donc mis son chat dans une caisse et fait ses bagages. Son mari l’a accompagnée jusqu’au poste frontière pour lui dire finalement au revoir, les hommes de 18 à 60 ans ont interdiction de quitter le territoire.  

Les deux amies s’engouffrent dans une voiture qui les emmènera jusqu’à Chișinău la capitale moldave. « J’ai préparé toutes nos spécialités, du borsch, des salades, des escalopes panés. Nous, les Moldaves, nous savons recevoir », clame en souriant Tatiana avant de claquer la portière. 

Frères de l’époque soviétique 

C’est à Chișinău que se retrouvent une grande partie des Ukrainiens qui ont décidé de rester en Moldavie. Le pays est petit et l’un des plus pauvres d’Europe, mais il partage avec l’Ukraine un même passé soviétique et donc une même seconde langue : le russe. Rester en Moldavie permet de rester proche de sa terre pour ceux qui espèrent rentrer d’un jour à l’autre. Rapidement, le gouvernement moldave et la population se sont organisés pour recevoir leurs voisins. Une association, Moldavie pour la paix, a vu le jour. Elle est constituée de bénévoles et est aujourd’hui intégrée officiellement à l’infrastructure mise en place par les autorités pour répondre à ce défi : accueillir un flux de réfugiés qui représentent, pour l’heure, 4% de la population moldave, dans un pays lui-même en crise.  

Dans le grand centre culturel des cheminots, une collecte de dons s’est organisée. Un vieil homme y entre les bras chargés de gros sacs en plastique plein de vêtements.  « C’est de la part de toute ma famille. Les Ukrainiens sont nos frères et moi j’ai combattu en Transnistrie, je sais ce que c’est d’être dans le besoin. À l’époque d’autres nous ont aidés nous aussi. »  

En évoquant cette guerre entre les séparatistes pro-russes et la toute jeune Moldavie indépendante, la voix de Vassili se casse. Depuis que le 24 février il ne dort plus. « Nous craignons que Poutine veuille prendre la Moldavie aussi. La 14e armée russe est toujours en Transnistrie. En plus, ils ont des tonnes d’armement et des soldats russes sur le territoire séparatiste. Nous, en face, nous n’avons ni armement ni rien. Mais je resterai défendre mon pays s’il le faut. » 

On estime à 1 500 le nombre de soldats russes présents en Transnistrie et 10 000 le nombre de paramilitaires formés par Moscou. La Moldavie, elle, ne compte pas plus de 6 000 soldats. Si Moscou se tournait vers ce pays grand comme la Belgique, il n’y aurait donc pas de guerre reconnaît Ion Hadârcă, vice-président du premier Parlement moldave après l’indépendance du pays. Pour lui aussi, le conflit qui se déroule à quelques kilomètres de là, a réveillé les fantômes du passé. La menace est incarnée par le territoire de Transnistrie, comme un fragment intact de l’ancienne URSS. L’autoproclamée république indépendante s’étend sur 240 kilomètres le long de la frontière avec l’Ukraine. « L’essence du conflit a été de stopper le rapprochement de la Moldavie avec la Roumanie, explique Ion Hadârcă. Le 1er mars 1992, la Moldavie indépendante a été reconnue par les Nations unies. La même nuit, du 1er au 2 mars, les conflits ont commencé. Les tanks sont entrés à Tighina. Des postes de police ont été attaqués dans plusieurs localités. Cinq mois plus tard, le 25 juillet, un traité de paix a été signé à Moscou entre la Russie et la République de Moldavie, avec la participation des représentants de Transnistrie. La Russie a donc indirectement reconnu qu’elle avait provoqué ce conflit armé. Cet accord a permis d’introduire des troupes russes dîtes de maintien de la paix sur notre territoire. Comme le dit notre expression : “Quand le loup a été désigné pour garder le troupeau”… » 

« Quand le loup a été désigné pour garder le troupeau » 

Pour se rendre en Transnistrie, il faut donc avant tout passer devant un checkpoint de ces fameuses forces russes de maintien de la paix. À quelques mètres du poste frontière, nous bifurquons ensuite pour entrer dans le dernier village avant le territoire séparatiste. Sur le bord de la route principale, des passagers attendent le bus pour la ville voisine en territoire transnistrien.  

« Qu'est-ce que vous faîtes là ? Nous demande l’un d’eux l’air inquiet. Vous auriez dû prendre une autre direction. Par-là, vous aller tomber sur la frontière, la police des soi-disant "Transnistriens". Vous allez avoir des problèmes ! On n’est pas libre dans la Russie de Poutine. C’est une enclave de Moscou ici. » 

Cet homme habite lui-même sur le territoire transnistrien, il refuse de quitter sa maison malgré l’autoritarisme des autorités. « Vous savez, il faut faire attention à qui on parle. Critiquer le pouvoir peut vous valoir la prison ou pire, on vous élimine, ou vous disparaissez selon les méthodes du KGB. » 

L’homme monte dans un bus direction Bender en russe, Tighina en roumain. Tout comme les villes ont deux noms ici, dans l'épicerie de ce petit village, Vica accepte aussi bien le leï moldave et le rouble transnistrien qui n'est reconnu que sur le petit territoire. 

« Ici, nous sommes dans une zone de conflit particulière. Nous sommes à côté de la Transnistrie qui n'est pas reconnue. Donc, nous pouvons vendre le pain en rouble transnistrien et pour le reste c'est en leï. Comment est-ce que je peux vous expliquer ça ? En 1992, après l'indépendance, on a eu une guerre. Les personnes russes ont voulu se séparer de la Moldavie. Elles parlaient russe et voulaient rester proches de la Russie. Il y a donc eu une guerre. Ils sont arrivés jusqu’ici et n'ont pas pu aller plus loin. » 

En 92 alors petite-fille, Vica a dû ramper sous les balles pendant que son père défendait  le village. Aujourd’hui, ce dernier a 70 ans et malgré son inquiétude il sait qu’il ne trouvera pas la force de prendre les armes à nouveau. Vica, elle, n’est pas mariée et habite seule avec sa sœur. Une grande partie des hommes sont partis en Europe chercher un travail.  

Devant le magasin une vieille dame se souvient de la guerre elle aussi. Mais depuis un autre point de vue. « Je vivais dans un quartier de Bender chez mes parents. Une roquette est tombée à côté de chez nous. Parole d’honneur, aujourd’hui encore, je suis reconnaissante envers le Moldave qui l’a tirée. Il aurait pu viser notre maison, il ne l’a pas fait. Il y avait des humains parmi les Moldaves, tout de même, tous n’étaient pas des chiens. »  

Cette dame qui préfère rester anonyme habite en Transnistrie, elle suit donc l’actualité ukrainienne via des médias russes, les seuls diffusés dans la zone. « C’est une guerre civile à cause des Benderovtsa, des fascistes qui s’en prennent à la population. » À côté d’elle, une autre dame ne peut s’empêcher de réagir. « Vous confondez les Russes bombardent l’Ukraine. Les Ukrainiens défendent leur patrie. Pourquoi le chien de Poutine fait ça ? Il tue des innocents. » 

Les deux femmes débattent sans pour autant tomber d’accord. À côté d’elle, une dame leur demande de cesser ces discussions politiques.  

« Moi aussi j’ai compris qu’il y avait des nationalistes terroristes ukrainiens qui s’en prenaient à la population pacifiste, aux simples gens. Mais qui sait quelle est la situation réelle, nous explique prudemment la quadragénaire. Vous savez je ne suis pas une personne qui s’intéresse à la politique. Je n’aime pas approfondir ces sujets. Nous avons un mode de vie tranquille ici et l’espoir que tout ira bien. Chacun a son point de vue et chaque nationalité défend ses intérêts. Tous demandent à l’État d’être protégé. C’est comme ça que je vois les choses. »  

Figée entre deux mondes 

Si 30 ans après la fin du conflit, la Moldavie semble toujours prise au piège entre la Russie et l’Occident, entre les langues roumaine et russe, c’est aussi parce que le pays tout entier est dépendant énergétiquement de Moscou. Son gaz vient ainsi intégralement de Russie et 80% de son électricité est issue de la centrale implantée sur le territoire transnistrien. « De manière générale, les Soviétiques ont concentré 60% de l’industrie et de l’économique de la Moldavie sur la rive gauche du Dniestr, en Transnistrie, résume Ion Hadârcă. Actuellement, par exemple, la centrale qui se trouve en Transnistrie n’a accepté de nous fournir de l’énergie que pour un mois. » La Moldavie est pourtant sortie de la neutralité qu’elle tentait de conserver depuis trente ans en demandant l’adhésion à l’Union européenne le 3 mars dernier, le même jour que la Géorgie et quelques jours après l’Ukraine.  

Ion Hadârcă espère que la communauté internationale saura tirer les leçons de ce qui se déroule dans le pays voisin : « La Moldavie a un vrai potentiel de fournisseur de paix et d’équilibre, mais jusqu’à présent nous étions simplement traités comme un tampon entre l’Ouest et l’Est. Nous avons déjà de nombreux projets en cours avec l’Union européenne. » 

Mais ce processus risque de prendre plusieurs années. Pour l’heure de nombreux Moldaves ont déjà préparé leurs valises et réfléchi à un endroit où se réfugier. Beaucoup possèdent d’ailleurs déjà un passeport européen grâce leurs ancêtres roumains.  

« Moldavie, la menace transnistrienne », un grand reportage d’Oriane Verdier, réalisation Pauline Leduc.  

 

L'intégralité de notre suivi quotidien et en direct de la guerre en Ukraine.
L'intégralité de notre suivi quotidien et en direct de la guerre en Ukraine. © Studio graphique FMM

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