Afghanistan: un ministre taliban défend l’accès à l’éducation pour les femmes, avant de fuir le pays
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Après une tirade véhémente contre la politique menée par son gouvernement à l’encontre des filles, le vice-ministre des Affaires étrangères, Mohammad Abbas Stanikzai a quitté l’Afghanistan pour les Émirats arabes unis.

Lors d’une remise de diplôme, dans une madrasa, une école coranique de la province de Khost, le ministre a eu des mots très forts, qui tranchent avec la politique menée par le gouvernement taliban dont il fait partie : « Aujourd'hui, sur une population de quarante millions d'habitants, nous commettons des injustices à l'égard de vingt millions de personnes. Nous avons privé les femmes de tous leurs droits ; elles n'ont aucun droit à l'héritage, aucun droit sur leur mari, elles sont sacrifiées dans des mariages forcés, elles ne peuvent pas aller dans les mosquées, les universités et les écoles leur sont interdites, même les écoles religieuses. Leur interdire l’éducation n’est pas en accord avec la charia. À l’époque du Prophète Mahomet, les portes du savoir étaient ouvertes aux hommes comme aux femmes, il y avait des femmes tellement remarquables que si je devais m’étendre sur leurs contributions, cela me prendrait un temps considérable. »
« Interdire l’éducation aux femmes est contraire à la charia »
Si sa position sur la question de l’éducation des filles est connue, qu’il l’a plusieurs fois énoncée publiquement, cette fois, Mohammed Abbas Stanikzai est allé plus loin - dans le ton et sur le fond - en remettant en question la légitimité religieuse de la politique poussée par l'Émir des talibans « Leur interdire l’éducation n’est pas en accord avec la charia. À l’époque du Prophète Mahomet, les portes du savoir étaient ouvertes aux hommes et aux femmes. Il y avait des femmes tellement remarquables que si je devais m’étendre sur leurs contributions, cela me prendrait un temps considérable ».
Selon des sources anonymes citées dans les médias afghans, cette dernière réprimande publique aurait provoqué la colère de l’Émir Haibatullah Akhundzada qui aurait ordonné son arrestation. D’autant qu’au début du mois, Mohammed Abbas Stanikzai l’avait déjà irrité, quand il avait dénoncé une « déification » de l’Émir des talibans, Hibatullah Akhundzada,
S’il nie avoir fui à Dubaï par crainte de représailles, Mohammed Abbas Stanikzai est officiellement déclaré par le gouvernement comme étant en « arrêt maladie » pour un temps indéfini.
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Le mouvement taliban divisé
Cette affaire est en tout cas révélatrice des lignes de fracture au sein du gouvernement islamiste. Comme l’expliquait sur RFI Jean-François Cautain, ex-ambassadeur et longtemps chargé de la coopération de l’UE en Afghanistan, sous ses airs d’unité, le mouvement taliban serait en réalité scindé en deux.
D’un côté, le camp extrêmement rigoriste, représenté par l’Émir qui vit reclus à Kandahar, deuxième ville du pays et berceau historique du mouvement fondamentaliste. De l’autre, le camp plus « modéré », majoritaire à Kaboul, la capitale, où siège le gouvernement et où les mots de Mohammed Abbas Stanikzai raisonnent davantage au sein de l’opinion.
La question du droit des femmes est, historiquement, l’un des marqueurs de cette division. Et Mohammed Abbas Stanikzai en est une incarnation. Dans un reportage de 1996 diffusé par la chaîne américaine CNN, on le voit, âgé d’une trentaine d’années, s’exprimer sur la question. Tout juste nommé vice-ministre des Affaires étrangères dans le tout naissant premier Émirat islamique d’Afghanistan, il répond à la journaliste américaine Christiane Amanpour, un mois après la prise de Kabul par les talibans : « Je sais que dans les médias occidentaux, la propagande raconte que nous sommes contre l’éducation des femmes. C’est faux. Ce n’est pas correct. Simplement, pour l’instant, elles ne peuvent pas se rendre au bureau ou à l’école tant que nous n’avons pas trouvé une solution pour qu’elles puissent travailler et étudier dans des espaces séparés des hommes. »
Force est de constater, qu'hier comme aujourd’hui, ce n’est pas l’approche de Mohammed Abbas Stanikzai qui l’a emporté : la vie des femmes n’a pas été « réadaptée » à une certaine vision talibane de la charia. Elles en ont tout bonnement été privées de leur liberté d’étudier, de travailler, de circuler.
Les ultra-rigoristes, peu enclins à la diplomatie
Aujourd’hui, les relations entre l’Afghanistan et la communauté internationale sont au point mort. Les femmes, livrées à leur sort.
Notons que le ministre exilé, Mohammed Abbas Stanikzai, a notamment été le négociateur en chef des talibans lors des négociations de 2019-2021 avec les États-Unis, en vue d’un accord censé amener la paix, et selon lequel l’armée régulière afghane devait reprendre le contrôle du pays après le retrait des troupes occidentales.
Difficile, le processus de pourparlers de Doha (Qatar) a été interrompu à plusieurs reprises, notamment par le président Donald Trump qui a brusquement fait volte-face et mis fin aux négociations en septembre 2019. Selon certains observateurs, ce revirement aurait renforcé le camp rigoriste en légitimant l’efficacité de leur stratégie de la violence, aux dépens de la stratégie de la diplomatie, prônée par la faction plus « modérée » : en effet, pendant l’été où se déroulaient les discussions, une série d’attentats parmi les plus sanglants que l’Afghanistan ait connus ont été menés par les combattants talibans.
Le dialogue fini par reprendre, mais selon Husain Haqqani, ancien ambassadeur américain du Pakistan et directeur pour l’Asie centrale à l’Institut Hudson, « il n’aboutit pas à un accord de paix, mais à une reddition ». Pressés de partir, les États-Unis ont obtenu le minimum — qu’aucune frappe contre les États-Unis ne serait menée depuis le territoire afghan – et n’ont finalement posé que très peu de contreparties à ce qui était prévisible : le retour des talibans au pouvoir, deux ans plus tard.
Les Modérés, idiots utiles du camp ultra-rigoriste ?
Bis repetita : Mohammed Abbas Stanikzai, toujours lui, est nommé vice-ministre des Affaires étrangères dans le nouvel Émirat islamique d’Afghanistan de 2021. Il déclare que les nouvelles autorités veulent nouer des relations amicales avec le reste du monde à condition que le régime taliban obtienne la reconnaissance internationale. Il prône le dialogue, tends la main aux États-Unis, à l’Otan, à l’Inde. Mais la méfiance est trop grande : les Occidentaux décident d’isoler et de sanctionner le pays, au nom des de la lutte pour le droit des femmes.
L’Émir et les ultra-rigoristes semblent vouloir démontrer qu’ils sont les véritables maîtres du pays : l’éviction de Mohammed Abbas Stanikzai en serait l’ultime illustration. Si tant est que la faction plus « modérée » des talibans ne soit pas qu’une « vitrine », un leurre utilisé opportunément quand les talibans veulent relancer le dialogue. Et si la faction modérée est sincère, faut-il chercher à la renforcer, pour amoindrir l’influence des talibans plus radicaux ? La question divise la communauté internationale.
Faut-il normaliser les relations avec le régime théocratique ?
La pression sur les talibans n’a pas marché. Si aucun pays n’a officiellement reconnu le régime de Kaboul, plusieurs pays asiatiques – l’Inde, l’Iran, le Pakistan, le Kazakhstan – mais aussi la Russie et les pays du Golfe ont commencé à « normaliser » leurs relations avec l’Afghanistan, via des échanges bilatéraux ou des accords commerciaux. Cas unique : la Chine a accepté le nouvel ambassadeur nommé par les talibans. Des touristes chinois sont même partis passer des vacances en Afghanistan cet hiver.
Dans un pays où 85 % de la population vis avec moins d'un dollar par jour, plusieurs instances de l’ONU voudraient aussi rouvrir le dialogue avec les talibans. L’agence américaine de contrôle des fonds (SIGAR) appelle quant à elle à ne pas être naïfs, estimant que l’aide humanitaire comporte des risques de détournement et risque de servir à des fins de propagande. Aider un régime ou un peuple ? Le dilemme occidental est lourd à porter.
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