Chemins d'écriture

Littérature: sur les pas du naufragé de Venise, avec le Marocain Khalid Lyamlahy

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Professeur en littératures africaines à l’université de Chicago, Khalid Lyamlahy est aussi critique littéraire et romancier. Cet auteur talentueux s’est fait connaître en 2015 en publiant son premier ouvrage de fiction Un roman étranger, portant sur les thèmes de la migration et de l’exil. La noyade par suicide d’un jeune Gambien dans le Grand Canal de Venise en 2017 est le point de départ de son second roman, paru cette année. Évocation d’un mémorial à Venise est un roman moderne où se mêlent poésie, interrogations sur l’écriture et récits des trajectoires de migrants africains.

Khalid Lyamlahy est professeur de littérature, critique littéraire et romancier. Il vient de publier son deuxième roman Évocation d'un mémorial à Venise aux éditions Présence Africaine.
Khalid Lyamlahy est professeur de littérature, critique littéraire et romancier. Il vient de publier son deuxième roman Évocation d'un mémorial à Venise aux éditions Présence Africaine. © Présence Africaine
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« Je voulais quelque part penser ce livre comme une sorte de mémorial, c’est-à-dire un lieu auquel on pourrait revenir, qu’on pourrait visiter, où on pourrait se recueillir, qui convoque à la fois la mémoire, mais aussi le devoir et la responsabilité et le sens que nous laisse ce drame. Il y a quelque chose de solide en fait dans le mémorial qui est là, qui est debout, qui nous interpelle, qui nous regarde, comme on le regarde de notre côté. C’est quelque chose qui dure par opposition au tombeau où il y a cette idée d’enfouissement, d’en finir avec une existence, en fait. Alors que là, avec le mémorial, il y a une sorte de continuité. »

Le mémorial dont nous parle l’écrivain marocain Khalid Lyamlahy, auteur de Évocation d’un mémorial à venir, publié aux éditions Présence Africaine, est un monument d’encre et de mots que le romancier propose d’élever pour perpétuer la mémoire du jeune réfugié gambien Pateh Sabally, disparu dans des conditions tragiques.

Par une froide journée de janvier 2017, celui-ci s’est donné la mort en se jetant dans l’eau glaciale du Grand Canal de Venise. Le drame s’est déroulé au vu et au su des passants et des touristes, qui ont assisté en direct à la noyade, certains hilares, d’autres inquiets, mais tous s’interrogeant si l’homme ne faisait pas un numéro pour attirer leur attention. Sur des vidéos qui ont circulé depuis, on entend clairement des rires, des insultes, des cris « Africa, Africa », mais pas le moindre bruit de plongeon de secouriste sautant dans l’eau pour sauver le jeune homme d'une mort certaine. C’est cette absence d’empathie et le racisme ambiant qui ont conduit le romancier marocain à se lancer dans la rédaction de son mémorial.

« Quand j’ai entendu parler de ce jeune réfugié gambien Pateh Sabally, qui s’était noyé à Venise dans le Grand Canal sous les regards, les insultes, les cris, je trouvais que là il y avait un événement extrêmement émouvant, et puis révoltant en même temps, raconte Khaled Lyamlahy. Ça, c’est un livre qui est parti d’une indignation personnelle, de colère et aussi d’impuissance en fait. Ce qui est intéressant avec l’écriture, c’est qu’elle permet de dire cette impuissance. C’est un travail de reconstruction, mais qui laisse une part d’incompréhension, d’impuissance, de vide ! »

Une perte d’humanité

« Où s’achève le drame et où commence l’indignité du monde ? », la question traverse le roman de part en part. « Le suicide de Pateh Sabally n’est pas un fait divers, affirme l’auteur, mais s’inscrit dans les déséquilibres de notre monde contemporain. Notre indifférence criminelle face aux récits de migrants qui meurent par milliers en tentant de traverser la Manche ou la Méditerranée révèle cette perte d’humanité », le véritable sujet de ce nouveau roman.

Professeur de littérature, mais aussi romancier, Khaled Lyamlahy s’est fait connaître en 2017 en publiant Un roman étranger, un premier ouvrage de fiction consacré déjà aux thèmes de la migration et de l’exil. Dans Évocation d’un mémorial à Venise, son deuxième livre de fiction, il revient à la charge à travers l’exploration poétique des tenants et aboutissants du suicide du jeune Gambien.

L’auteur procède par des mises en perspective. Il cite en début du roman Aimé Césaire, plus précisément un fragment du Cahier d’un retour au pays natal, œuvre qui a fondé le combat anti-colonial africain : « Que de sang dans ma mémoire ! », s’écrie le poète. « Dans ma mémoire sont des lagunes. Elles sont couvertes de têtes de morts. Elles ne sont pas couvertes de nénuphars. »

On aura compris, pour le romancier, loin d’être un acte isolé, le plongeon fatal du Gambien indésirable dans l’eau glaciale du Grand Canal s’inscrit dans la continuité des grandes tragédies civilisationnelles qui ont ébranlé l’Afrique : la traite, la colonisation, le drame des tirailleurs sénégalais.

Entre poésie et prose

Situé au carrefour de l’histoire, de la géopolitique, des réflexions et des récits, Évocation est un roman atypique, à mi-chemin entre poésie et prose. Il s’organise en trois parties : « Les eaux », « Les cris » et « Les mots ».

La première partie, alternant entre Venise et Wellingara, village gambien dont Pateh Sabally est originaire, retrace la trajectoire du personnage, de l’enfance jusqu’à sa mort par noyade dans les eaux d’une ville située à 6000 km de sa terre natale. Une grande partie de la vie du personnage étant inconnue, l’auteur s’est appuyé sur l’imagination pour combler les failles du récit. La fiction s’y prête admirablement. Le ton change dans la seconde partie du livre. Il se fait plus âpre pour évoquer les « débordements hystériques » que suscite la présence de l’homme noir. « Certains lui demandent même de rentrer chez lui alors qu’il était en train de se noyer », ironise l’auteur.

Il faudra attendre la troisième partie du roman, « ​​​​​​Les mots », pour voir enfin s’opérer la catharsis. Le choix d’une narration dialoguée, où le narrateur s’adresse au personnage en le tutoyant, n’est sans doute pas étranger à cette résolution des tensions dans le récit, comme l’explique Khalid Lyamlahy.

« C’est un narrateur aussi qui écrit, qui prend des notes, qui va chercher des indices dans la littérature, qui lit Césaire, qui lit d’autres auteurs, qui va fouiller dans l’histoire de Venise. Et alors pourquoi le "tu", pourquoi s’adresser à Pateh ? Parce qu’il y avait là comme une sorte de main tendue, même si cette main tendue arrive après coup, mais il y avait cette manière de ramener quelque part Pateh et, à travers lui, tous les réfugiés, au cœur du récit. »

Main tendue pour arracher à l’oubli les Pateh et les autres migrants africains, les oubliés de l’Histoire. La construction du mémorial marque la victoire de la mémoire sur l’oubli. C’est aussi la victoire de l’écriture sur le silence et son abîme que brosse le Marocain Khalid Lyamlahy dans un roman aussi inventif que poétique.


Évocation d’un mémorial à Venise, par Khalid Lyamlahy. Éditions Présence Africaine, 171 pages, 12 euros.

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