La lecture des brutalités du monde avec le Sud-Africain Ivan Vladislavic
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Nouvelliste, romancier, essayiste, professeur de « creative writing » à l’université de Witwatersrand, Ivan Vladislavic occupe une place singulière dans le paysage littéraire sud-africain. Son œuvre, située entre expérimentation et critique sociale, est riche en éclairages sur l’Afrique du Sud post-apartheid. Tout comme sur les heurs et malheurs de la vie urbaine contemporaine, sur le pouvoir de l’art en général et de la littérature en particulier. La réception problématique de la littérature étrangère est le thème de sa longue nouvelle, La lecture, qui vient de paraître en français, aux éditions Elyzad. Entretien.

RFI : La Lecture est extraite d’un volume de nouvelles que vous avez publié en 2015. Vous avez appelé ce volume 101 Detectives, alors que sur les onze nouvelles qui composent ce recueil, aucune n’est vraiment un récit policier à proprement parler. Alors, pourquoi ce titre ?
Ivan Vladislavic : Les récits de détective racontent des quêtes de vérité sur des affaires criminelles. Les nouvelles dans 101 Detectives sont des variations sur cette thématique de quête. Le titre est né d’un jeu de mots avec Les 101 Dalmatiens, ce classique des films d’animation des studios Disney. 101 Detectives est une manière ironique pour questionner le goût des auteurs sud-africains pour le crime. Le genre policier a le vent en poupe en Afrique du Sud, comme vous le savez. J’imagine que cela en dit quelque chose sur les inquiétudes et les angoisses de la société sud-africaine, née de l’apartheid.
Dans la Lecture, vous brossez en creux des portraits des participants à une soirée littéraire. La lecture en langue acholi par une auteure ougandaise des extraits de ses mémoires est le clou de la soirée. Les réactions décalées du public au récit que fait la lectrice de son adolescence esclavagisée révèlent moins l’empathie que l’incompréhension, suscitant des questions sur la politique de la réception de la littérature étrangère. Pouvez-vous dire deux mots sur la genèse de ce récit ?
Je me suis inspiré des séances de lectures littéraires auxquelles j’ai eu la chance de participer, dans le cadre des festivals du livre en Allemagne ou en Suisse. J’ai toujours été sensible à l’accueil qui est réservé en Europe aux littératures provenant d’Afrique et j’avais même pris des notes pour pouvoir restituer un jour l’ambiance de ces séances de lectures. C’est ce que je fais dans cette nouvelle, qui évoque une soirée littéraire en Allemagne. À l’intérieur de ce narratif, vient s’emboîter le récit que fait la lectrice des atrocités qu’elle a subies aux mains des rebelles de l’Armée de résistance du Seigneur (LRA). Dans les années 1990, les hommes de la LRA avaient enlevé une centaine de jeunes filles dans le Nord-Ouganda, qu’ils ont ensuite emmenées de force au Soudan. Il se trouve qu’en 1999, ma compagne qui est documentariste s’est rendue en Ouganda pour tourner un film sur ce sujet. Je l’ai aidée à transcrire les rushs et c’est là-dedans que j’ai puisé le drame des fillettes enlevées.
Il y a un va-et-vient entre les deux trames narratives, entre le déroulement de la soirée littéraire et la narration des atrocités infligées par les miliciens. On peut parler aussi de va-et-vient entre les différentes réactions du public à la lecture.
La nouvelle est organisée sous forme de récits superposés, la description de la séance de lecture enchâssant des éléments de l’histoire lue par l’auteure Maryam Akello pendant cette lecture. Si dans le second niveau de narration, le texte se concentre sur le destin des victimes des guerres en Afrique, j’ai tenté de saisir au premier niveau les différentes réactions des auditeurs dans le cadre de ce que j’appelle une narration à perspectives flottantes. L’objectif était de recréer l’ambiance de la séance de lecture, et saisir la pluralité de perspectives. C’était sans doute la chose la plus audacieuse que j’ai tenté de faire dans ma carrière d’écrivain de fiction.
Ce qui me semble particulièrement réussi dans ce texte, c’est le récit des deux sœurs enlevées par les milices et sa narration tout en retenue. C’est à la fois dramatique et poignant…
Il faut savoir que cette nouvelle a été écrite sur plusieurs années, sur huit ou neuf ans. J’avais commencé par le récit de la fillette enlevé par la LRA, que j’ai mis de côté, car c’était très dur à raconter. J’ai fini par trouver la solution qui était de présenter son expérience de manière impressionniste, sans me perdre dans des détails. J’ai procédé par ellipses, ne donnant à voir que les moments marquants. Écrire sur la violence et les atrocités est toujours très délicat, car aux considérations esthétiques s’ajoutent des règles de la bienséance éthique. Je voulais surtout éviter de tomber dans le piège du sensationnalisme. Je crois y être parvenu en replaçant le récit des atrocités dans un cadre narratif plus large, qui est celui de la séance de lecture. Cela m’a permis d’aborder l’histoire de la violence subie par mon personnage de manière distanciée.
Une distanciation que le traducteur que vous mettez en scène aura du mal à respecter. Il éclate en sanglots en pensant à ce qui arrive aux deux sœurs. Faut-il voir dans ce trop-plein d’empathie du traducteur une critique de l’approche des littératures étrangères ?
J’ai beaucoup de respect et d’affection pour les traducteurs. Tout commerce littéraire s’arrêterait sans les traducteurs, qui très courageusement se mettent à l’épreuve des littératures étrangères afin de les rendre accessibles à leurs concitoyens. Je n’oublie pas en même temps combien cela peut être compliqué de transmettre avec fidélité toute la complexité des récits enracinés dans des expériences culturelles différentes. Dans notre monde globalisé, nous avons l’impression que tout le monde comprend tout et que tout est facile d’accès. À son corps défendant, le traducteur perpétue des incompréhensions, des malentendus. C’est ce travail à double tranchant d’éclaireur qui est le sujet de ma nouvelle sur la lecture. Mon ambition ici était de pointer du doigt les pièges de l’aventure quasiment donquichottesque dans laquelle mon traducteur allemand Hans Günther Basch est engagé, une aventure condamnée à échouer à cause des fractures culturelles indépassables.…
Pour finir, une question sur la nouvelle comme genre, un genre que vous semblez particulièrement affectionner. Que peut la nouvelle ?
Lorsque j’ai commencé à écrire de la fiction, j’ai été tout de suite fasciné par la nouvelle, qui m’a semblé être un formidable espace d’expérimentation technique et narrative, une expérimentation à laquelle le roman se prête difficilement. Cela a à voir avec la concision de la forme de la nouvelle qui permet de traiter un sujet complexe de manière très structurée et condensée pour mieux stimuler l’imagination du lecteur.
La lecture, par Ivan Vladislavic, a été traduit de l’anglais par Georges Lory pour les éditions Elyzad. 13 euros, 57 pages.

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