Evgueni Prigojine, le «chef cuisinier» devenu chef de guerre
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L’armée russe a revendiqué vendredi 13 janvier la prise de Soledar, une localité près de Bakhmout, dans l’est de l’Ukraine. La bataille a été livrée principalement par les mercenaires du groupe paramilitaire Wagner. Tenant son surnom de son passé de restaurateur puis à ses contrats remportés pour la restauration de l’armée et les cantines scolaires, leur patron Evgueni Prigojine s’est transformé en chef de guerre aux pouvoirs étendus.

En treillis militaire, au milieu d’hommes pour certains assis dans des fauteuils roulants, Evgueni Prigojine prodigue des conseils avec son style bien personnel : « Ne picolez pas trop, ne vous droguez pas, ne violez pas les bonnes femmes ». La vidéo du patron de Wagner au milieu de vingt anciens détenus enrôlés dans son groupe paramilitaire, de retour au pays après six mois passés sur le front en Ukraine, a été publiée sur les réseaux sociaux.
Parmi ces combattants que l’homme d’affaires, lui-même ancien repris de justice, est allé parfois extraire personnellement des prisons russes en dehors de toute légalité, figurent des condamnés pour homicides. « Il préfère recruter ce type de personnes », note Olga Romanova, à la tête de l’ONG de défense des droits des détenus La Russie derrière les barreaux.« Il a pris beaucoup d'assassins, de violeurs, beaucoup de gens qui ont commis des crimes graves. Il les enrôle à tour de bras, parce que ces gens n’ont pas peur de tuer, il n’y a pas besoin de leur apprendre à tuer, ils ont déjà cette expérience. » L’homme d’affaires aurait recruté entre 20 et 40 000 détenus dans les prisons russes.
À ceux qui s'en sortiraient vivants du front ukrainien, Evgueni Prigojine a promis la grâce, l’effacement du casier judiciaire ou l’amnistie. Or, la première est obtenue sur décision de la Douma, la seconde dépend des organes judiciaires. Quant à l’amnistie, seul le président peut l’accorder.
Fournisseur de « chair à canon »
Pourquoi le chef de la milice Wagner a-t-il obtenu autant de pouvoir ? « En ce moment, Poutine a besoin de Prigojine en qualité de recruteur de forces vives, de fournisseur de chair à canon. C’est extrêmement important à cette étape. C’est pourquoi il est autorisé à devenir une figure publique », souligne Andreï Kolesnikov, expert de la Fondation Carnegie pour la paix internationale. Pour le politiste, le Kremlin « externalise » en quelque sorte certaines fonctions dévolues au pouvoir législatif et judiciaire. « Cette figure très douteuse se voit attribuer des fonctions étatiques alors qu’il n’est pas fonctionnaire, ce qui va à l’encontre de loi ».
S’il a longtemps caché ses liens avec Wagner, allant jusqu’à intenter des procès en diffamation aux journalistes qui en faisaient mention, le richissime sexagénaire a reconnu, en septembre, avoir fondé le groupe, admettant sa présence également en Afrique, au Moyen-Orient et en Amérique latine. Il a aussi reconnu des ingérences dans les élections américaines, avec sa « ferme à trolls ».
Aujourd’hui, il se distingue par ses déplacements incessants près du front. Ces derniers jours, il n’a pas manqué de souligner à plusieurs reprises que l’assaut sur Soledar, la ville qui doit permettre de percer sur Bakhmout, était « exclusivement » mené par les hommes de Wagner, alors que les rapports du ministère russe de la Défense indiquent que la ville est attaquée par les troupes aéroportées, sans faire mention du groupe Wagner.
« Il est en concurrence avec l’armée gouvernementale et il souhaite montrer au chef suprême des armées que son modèle d’armée est plus efficace que l’armée officielle », souligne Andreï Kolesnikov. Pour ne pas perdre sa position et les financements qui vont avec, « il doit constamment faire la preuve de son efficacité ». L’Institute for the Study of War notait, dans son point du 9 janvier, qu’Evgueni Prigojine continuait « d'utiliser les rapports sur les succès du groupe Wagner à Soledar pour renforcer la réputation du groupe Wagner en tant que force de combat efficace ».
Concurrence avec l’armée
L'oligarque aux méthodes brutales se distingue par ses critiques acerbes du commandement militaire russe et du ministre de la Défense Sergueï Choïgou. Avec le dirigeant tchétchène Ramzan Kadyrov, il avait même obtenu la tête d’Alexandre Lapine, rendu responsable de la désastreuse retraite de Kharkiv. Mais le colonel-général a récemment été nommé chef d'état-major des forces terrestres russes et le général Sourovikine, qui avait ses faveurs, a été rétrogradé.
« Ses actions ont fortement chuté aux yeux de Poutine », veut croire Olga Romanova, qui estime qu’il a franchi certaines limites dans ses déclarations et soutiens publics, qui n’auraient pas été du goût du Kremlin. Le financier de Wagner a notamment soutenu des mercenaires qui ont publié une vidéo adressée au chef d’état-major de l’armée, le général Guerassimov, en l’insultant. « On n’a rien pour se battre. On a besoin de munitions pour tout faire sauter », dénoncent-ils, tout en traitant le haut gradé de tous les noms.
Dans un message audio publié par le service de presse de son groupe Concord, Evgueni Prigojine confirme que des hommes de Wagner ont tourné la vidéo et en profite pour tacler une nouvelle fois l’état-major russe : « Lorsque tu es assis dans un bureau bien chauffé, tu ne peux pas entendre les problèmes de la ligne de front ».
Le « chef cuisinier » de Poutine cherche-t-il à renforcer son envergure politique en Russie par des succès militaires en Ukraine ? Il risque en tout cas de trouver du monde en travers de sa route, selon Andreï Kolesnikov. « Beaucoup de gens sont horrifiés par le fait que ce personnage se retrouve sous les feux de la rampe. Il est en train de gagner en influence grâce à son efficacité de voyou, une efficacité dont Poutine a énormément besoin en ce moment », explique le politiste. Pour autant, « si la lutte des clans prenait de l’ampleur, il n'est pas sûr que Prigojine en sortirait gagnant s’il commençait à avoir d’autres ambitions, s’il cherchait à être plus qu’un troll militaro-oligarchique ». Selon le chercheur de Carnegie, « Vladimir Poutine fera tout pour s'assurer que Prigojine ne devienne pas un homme politique ».
À l’automne, des bruits ont fait état d’un projet de lancement par Evgueni Prigojine d’un nouveau parti conservateur. Ils se sont désormais dissipés dans les mines de Soledar.
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