Questions d'environnement

Pourquoi la Roumanie est-elle une destination pour les déchets de l’Europe de l’Ouest?

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À deux reprises, la Cour de justice de l’Union européenne a sanctionné le gouvernement roumain pour ne pas avoir fermé ses décharges à ciel ouvert. En Roumanie, seul 14 % des déchets sont recyclés, contre 49 % en moyenne au sein de l’Union européenne. Et pour ne rien arranger, le pays est devenu ces dernières années l’une des principales destinations des déchets toxiques des pays d’Europe de l’Ouest.

La principale décharge de déchets à ciel ouvert, dans la banlieue de Bucarest en Roumanie.
La principale décharge de déchets à ciel ouvert, dans la banlieue de Bucarest en Roumanie. © Stéfanie Schuler/RFI
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« C’était au début de la pandémie, en avril 2020, quand ils ont commencé à brûler les déchets en plastique dans mon voisinage », raconte Bogdan Iancu. Cet anthropologue vit à Bucarest et se souvient précisément de sa première expérience avec les fumées toxiques. « J’étais sorti pour promener mon chien. J’ai reçu tellement de ces fumées qu’en rentrant, je me suis précipité sous la douche. Même l’eau qui coulait de mon corps sentait le plastique. Cela a duré deux ans. Deux ans pendant lesquels il était impossible d’ouvrir les fenêtres. Et tout d’un coup ça s’est arrêté. Mais le lendemain, des habitants d’autres quartiers ont lancé l’alerte : les brûlages s’étaient tout simplement déplacés ailleurs ».

Quand la Chine décide d’interdire les importations de déchets

Faute de réaction des autorités, Ecopolis, une ONG environnementale, décide alors de mettre en place un réseau indépendant de 120 capteurs pour collecter des données sur la qualité de l'air à Bucarest et ses environs. « Le début des brûlages coïncide avec l'interdiction par la Chine des importations de déchets sur son sol. Et comme à ce moment-là, il n’existait pas de législation à ce sujet en Roumanie, les déchets sont arrivés massivement chez nous », constate Oana Neneciu, qui dirige l’ONG. « Nous observant un pic de pollution net au moment des brûlages dans certains quartiers. Les taux en PM 2’5 et PM 10 (particules en suspension dans l’air, ndlr) sont alors jusqu’à six fois plus élevés que la moyenne ». Les déchets brûlés viennent « de l’Europe de l’Ouest », affirme Oana Neneciu. « Nous avons des preuves que des parties de voitures qui ne peuvent plus être réutilisées, sont brûlées. Et puis des déchets électroniques. Dans des décharges sauvages autour de Bucarest, on brûle le plastique des câbles pour en retirer le cuivre qui est ensuite vendu. C’est une activité très lucrative. Dans une banlieue sud de Bucarest vit une communauté qui fait exactement cela ».

« Main-mise de la mafia de déchets sur les autorités et la classe politique »

Octavian Berceanu connaît bien la communauté et le lieu. Il y a passé de longs mois, quand, en 2021, il a été nommé chef de la Garde nationale environnementale de Roumanie, avant d’être limogé par le premier ministre roumain. « Nous sommes à Sintesti, une localité à même pas 15 kilomètres du centre-ville de Bucarest », explique-t-il au volant de sa voiture. « Une grande communauté de Roms vit ici. Et ces dix dernières années, leur activité principale consiste à brûler illégalement un grand nombre de déchets ». Le long de la rue principale se dresse des villas imposantes. « Mais dans les petites ruelles derrière, la réalité est tout autre », souligne Octavian Berceanu. « C'est là que vivent les pauvres, dans des maisons précaires. Et ce sont eux qui brûlent les déchets. Les propriétaires des grandes villas récupèrent les métaux issus de ces brûlages et les vendent sur le marché noir. Et puis d'autres, encore plus haut placés, exportent ces matières brutes. C'est une mafia ! Elle draine beaucoup d'argent sale. Et elle exerce une énorme influence sur l'administration et la classe politique ».

Octavian Berceanu, ancien chef de la garde nationale environnementale de Roumanie, devant la principale décharge de déchets à ciel ouvert, dans la banlieue de Bucarest
Octavian Berceanu, ancien chef de la garde nationale environnementale de Roumanie, devant la principale décharge de déchets à ciel ouvert, dans la banlieue de Bucarest © Stéfanie Schuler/RFI

Bien que les vitres de la voiture soient fermées, une puanteur nous prend à la gorge. « Nous ne sommes plus qu’à quelques kilomètres de la décharge. Comme vous voyez, les gens vivent tout près. Ils essayent de se maintenir en bonne santé. Mais c’est impossible », soupire l’ancien chef de la garde environnementale roumaine. 

Des déchets hospitaliers de l’Europe de l’Ouest enfouis dans les décharges roumaines

La montagne s’élève à la lisière du village, entourée de champs agricole. Sur son sommet, on aperçoit deux excavateurs dont le vrombissement nous parvient de très loin. Une nuée de corbeaux et de cigognes sales planent dans le ciel au-dessus. Octavian Berceanu gare sa voiture sur le chemin de terre de façon à pouvoir repartir vite. « Ils n’aiment pas qu’on vienne ici. Ils ont installé des caméras. Je suis certain qu’on a déjà été repéré ». En descendant de la voiture, l’air est à peine respirable.

« Cette immense montagne, c’est l’ensemble des déchets produits par les habitants et les entreprises de Bucarest ces 20 dernières années. Ils sont empilés là, à ciel ouvert. Les citoyens trient leurs déchets à la maison. Mais 95 % d'entre eux arrivent ici, tout mélangés », explique Octavian Berceanu qui point de son index une colonne de fumée noir à l’horizon.  « Vous voyez là-bas ? Ils font des brûlages. On trouve aussi des déchets électroniques sur cette décharge. Les déposer ici, c'est bien sûr illégal ! Les gens viennent sur cette décharge pour chercher des câbles et les brûlent. La pollution de l’air est doublement terrible : elle vient de cette décharge à ciel ouvert et des brûlages ».

Aux déchets des habitants et entreprises de Bucarest se mélangent ceux venus d'autres pays. « Il est très facile pour des camions chargés en Allemagne, en France ou en Italie avec des déchets hospitaliers radioactifs d’arriver ici et de verser ces déchets dangereux sur ce genre de décharge. Parce qu’ils sont immédiatement recouverts d’autres déchets », fustige l’ancien directeur de la garde environnementale. « Le traitement adéquat des déchets hospitaliers coûte dix fois plus en Allemagne qu'ici. Et comme la Roumanie n’a aucun système de traçabilité des déchets, elle est devenue une destination majeure pour les déchets toxiques des autres pays européens ».

Marius Stratulat, riverain de la décharge de déchet à Sintesti.
Marius Stratulat, riverain de la décharge de déchet à Sintesti. © Stéfanie Schuler/RFI

On ne peut pas continuer la discussion. Une voiture pick-up apparaît dans les champs. À son bord, deux hommes aux lunettes noirs. Nous sautons dans la nôtre et partons. Ce genre d’intimidations, Marius Stratulat les a vécues dans sa chair. Âgé de 37 ans, cet homme vit dans une maison, qui, aujourd’hui, se trouve juste à côté de la décharge à ciel ouverte, une montagne qu’il a vu s’élever jour après jour depuis le début des années 2000. « En 2014, j’ai fait ma première manifestation devant la décharge. J’étais tout seul. Des hommes sont venus. Ils m’ont battu et entièrement cassé ma voiture. Je suis allé porter plainte. Mais la police m’a juste dit qu’il fallait que je m’habitue à mes nouveaux voisins ». Commence alors une guerre entre Marius Stratulat et les gérants de la décharge, la société Eco Sud S.A. « Eco Sud a posté des hommes devant ma maison pendant de longues semaines », raconte-t-il. « J’ai protesté de partout. Les autorités n’ont strictement rien fait ». Marius Stratulat a fondé une ONG pour défendre les droits des riverains des décharges à ciel ouvert en Roumanie. L’association se prépare à poursuivre la société Eco Sud en justice.

Crise de santé publique

Les brûlages des déchets sont parfois si importants qu'ils sont visibles depuis les derniers étages du Parlement à Bucarest. Depuis 2021, cette pratique est un délit pénal. Mais les autorités ne mettent pas les moyens pour contrôler cette activité. jusqu'à présent, une seule personne a été poursuivie en justice et jugée.

Béatrice Mahler, directrice de l’Institut national de pneumologie Marius Nasta.
Béatrice Mahler, directrice de l’Institut national de pneumologie Marius Nasta. © Stefanie Schuler/RFI

La mauvaise gestion des déchets a de lourdes conséquences sur l'environnement et la santé publique. « Nous avons mené une étude qui démontre le lien direct entre l’augmentation du nombre d’hospitalisations et le niveau de pollution en particules fines », alerte Béatrice Mahler, directrice de l'Institut national de pneumologie Marius Nasta, à Bucarest. « Nous avons jusqu’à un millier d’admissions en plus par mois au moment des épisodes de forte pollution en raison des brûlages de déchets. Et pas seulement pour des maladies respiratoires, mais aussi pour des cas d’infarctus ou d’AVC ».

Nulle part ailleurs en Europe, le coût de la pollution sur la santé publique est aussi élevé qu’à Bucarest : 3 000 euros par habitant et par an.

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